Mais, à l'image des grands actes de communion humaine, les rencontres de football, au gré des dimanches, se développaient, pour nous, selon un rituel trinitaire : avant, pendant, après. Avant : c'était la montée au stade, à l'un des trois stades. Et je peux dire que ces montées qui, avec le temps, se sont fondues en une seule, demeurent pour moi baignées dans ce qu'Hölderlin appelait la "lumière philosophique". Nous déjeunions de bonne heure, ces dimanches-là, je me rappelle, et quand c'était l'hiver, nous nous habillions avec lenteur et précision comme pour une expédition arctique. Les repas avaient quelque chose d'un peu hâtif et de préoccupé. Enfin, les contingences familiales dominées, nous partions d'un bon pas tous deux le long des rues désertes. Que toute la ville paraissait claire alors, lucide, alerte : mon père lui-même marchait à grands pas avec un air qui était, si on peut dire, de gaieté grave et pensive. Au-dessus des ruelles de banlieue, on apercevait la crête du Jura recouverte de neige, les cheminées roses dans l'air pâle et, naturellement, les mouettes tournoyant devant une fenêtre, où une femme en fichu leur lançait des morceaux de pain. Mon père, baissant la tête parfois pour affronter le léger vent du nord, reprenait le plus souvent le fil de ses méditations sur l'énigme de la vie, telles qu'il les avait amorcées au cours de nos promenades à Céphalonie Chose étrange et bénéfique, il se faisait en lui, à ces moments-là, comme une trêve : oubliant jusqu'aux préoccupations scolaires à mon égard et toute considération sur la situation de son équipe au classement général, il retrouvait cette jeunesse, cet enthousiasme, ces grandes aspirations que l'usure de la vie n'avait en somme pas atteintes, mais seulement fatiguées, et qui étaient ce qu'il y avait de plus énergique et de meilleur en lui sans doute. Et tandis que je l'écoutais parler, non pas machinalement, au contraire - et comme autrefois - en m'associant à son monologue, je percevais avec plus d'acuité encore, comme au temps de ma petite enfance, chaque détail de la rue, les particularités de certains quartiers que nous traversions et qui, après celui des Maraîchers, sont un peu - ou plutôt étaient - à l'image des petites villes françaises avec leurs platanes, leurs maisons basses, leur bistrots biscornus, leurs bicoques de petites entreprises aujourd'hui de plus en plus traquées et vouées à la disparition.
Je me postais d'ordinaire sur un petit escalier situé face à l'immeuble. Et d'abord, et comme toujours en ce qui concernait la personne de mon père, il y avait dans cette attente, en dépit de l'habitude, un grain d'anxiété : serait-il content de me voir ou, pour des raisons inconnues, aurait-il son air préoccupé des mauvais jours ? Mais déjà sa silhouette était sur le pas de la porte. A un geste imperceptible de la main - aussitôt réprimé - je pouvais mesurer le contentement qu'il venait d'éprouver en m'apercevant. Mais, d'emblée, les choses, pour nous, se compliquaient : sans doute étais-je content, tout au fond, que mon père fût heureux de me voir et aussi qu'il le manifestât par ce geste imperceptible de la main, aussitôt, d'ailleurs, réprimé. Ce qui était, chez lui, déjà, une démonstration. Mais en même temps, la vue de ce contentement me causait une gêne. Par une sorte de réflexe, hérité de lui sans doute et qui finissait naturellement par se retourner contre lui, il m'était difficile, pour ne pas dire intolérable - et cela n'a guère changé - que quelqu'un pût éprouver une satisfaction quelconque à me voir. Cela me paraissait à la fois incongru, en même temps que j'y voyais, je me rappelle, comme une obscure offense faite à la vie. A la moindre manifestation de ce contentement, redouté à la fois et non désagréable, j'aurais voulu rentrer dix pieds sous terre. J'allais jusqu'à y percevoir quelque chose d'impudique ; et je suis persuadé que mon père devait réagir de même. D'où la ténuité de son geste. Mais en vertu de ce que je viens de dire et du subtil jeu de miroir de nos rapports, cette réserve, cette économie de moyens dans la démonstration paternelle, la rendant plus éloquente, loin de diminuer ma gêne, ne faisait que l'accroître. Cette mutuelle discrétion finissait par nous paralyser.
Fou
footballBernard PIVOT, à l'occasion du mundial, accueille des amateurs, des professionnels et des spécialistes du
football :
Georges HALDAS pour "La
légende du
football", Jacques de RYSWICK co-auteur de "100 ans de
football en France", François THEBAUD pour "Le temps du
miroir" consacré à sa revue le Miroir du
football, Florence RIMBAULT (joueuse professionnelle), Michel DENISOT pour "Olé France",...