S'il fallait classer les livres par la singularité de leurs destins, celui-ci aurait une place tout en haut de la pile.
Du genre qui oblige à longuement parler du livre sans faire mention de son contenu… et ce n'est pas prêt de s'arranger, avec cette nouvelle dimension sur laquelle j'hésite à m'étendre, nos deux auteurs étant odessites…
Bon, si cela permet, comme pour le géant
Gogol ( on n'est pas à un anachronisme identitaire près ), d'amener un certain lectorat vers leurs oeuvres, pourquoi pas…
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Un peu d'auto-censure ne faisant jamais de mal, il faudrait surtout s'interroger sur l'immense et immédiate popularité de ce livre, à sa sortie soviétique en 1928, qui lui aurait permis d'échapper, justement, à la censure.
Car ce livre est une féroce satire de « l'âme russe » dans son entièreté : tout le monde en prend pour son grade avec une liberté de ton inédite… Il n'a finalement été interdit qu'à la fin du règne de Staline, pour être de nouveau autorisé quelques années après sa mort… Situation assez irréelle : une oeuvre entraînant suffisamment de plébiscites pour outrepasser le pouvoir…
( en manque d'autres exemples, si quelqu'un en dispose… )
Sans être révolutionnaire, cette oeuvre est formée d'une multitude d'hommages, emprunts et pastiches à la littérature nationale, chacun annoté et décortiqué par le traducteur
Alain Préchac dans un long appendice… qui nous amène à la critique de cette version française aux éditions « Librairie du Globe », et plus largement à cet étrange destin que ce livre emprunta en francophonie…
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Souligné dans sa préface, ce livre a connu de singulières adaptations dans d'interlopes éditions… C'est à se demander si une forme de snobisme n'est pas à blâmer dans le fait qu'aucune maison « importante » ne se soit penché sur son cas ( coucou L'âge d'homme ou bien Gallimard … ).
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Pourtant, son côté « collage » ne donne jamais l'impression d'être du ravaudage. Au contraire, Il n'est pas nécessaire d'en saisir chaque référence pour avancer avec plaisir dans cette intrigue quelque peu échevelée, laissant aux exégètes la consultation de ces trop nombreuses notes, allant jusqu'à faire fi du déroulement de l'intrigue, divulgachant allègrement certains points de l'histoire, comme si le lecteur n'en était pas à sa première, confirmant ce rôle ambigu et éternellement questionnant de la note de bas de page, astérisque « pléiadique » nous professant une énième « réminiscence de Schiller », transformant en quelque chose de « difficile » une littérature qui n'en a jamais eu besoin…
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Car c'est bien ce qui m'interroge le plus avec ce roman : comment un livre à ce point adulé par un peuple archi-connu pour l'immense qualité de sa littérature ( redonnant même du lustre à cette notion de « culture populaire ») n'a pas donné lieu à une « refonte » récente et définitive, alors qu'
André Markowicz, par exemple, traine dans le coin depuis un bon moment déjà…
Ce n'est pas la traduction à proprement parlé qui semble poser problème (
Alain Préchac étant apparement spécialiste du parlé russo-ukraino-odessite ), mais bien que ces « Douze Chaises » connaissent en version originale de multiples moutures, laissant l'éditeur face à des choix pas toujours bienvenus… La version ici présente « agglomère » deux variantes, les matérialisant chacune par des passages mis sous crochets, pouvant déconcentrer le lecteur quelque peu consciencieux, exposant des contradictions entre les différents récits, l'histoire n'ayant aucunement besoin de ces hésitations, sauf à montrer qu'elle n'est que prétexte à ce pot-pourri littéraire…
( personne, par exemple, n'aimerait voir les différentes versions du célèbre film « In the Mood for Love » de Wong Kar-Wai, sauf à le démonter, une scène d'amour physique ayant même été tournée… )
Ce n'est pas le premier livre soviétique qui pose problème quant à la version à retenir… on pourrait citer des exemples où l'édition a su intégrer cela de manière beaucoup plus habile, tel le «
Petersbourg » d'
Andreï Biély, chef-d'oeuvre absolu, dont la seule évocation me colle des frissons jusqu'au tréfonds de la moelle épinière…
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L'épilogue, ainsi que ce problème de multiplicité, abîment sûrement l'appréciation qu'on pourrait retirer de cette farce picaresque, dont certains passages m'ont littéralement mis à bas de ma chaise, tordu de rire à en marteler le sol ( le cheval dans
l'appartement communautaire ; le poète à deux kopecks et les journalistes goguenards ; etc. ), n'ayant pas rigolé aussi ouvertement depuis « Catch 22 », pour vous situer le niveau…
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C'est donc quelque peu essoufflé, ainsi que vaguement étourdi, que je vous livre cette critique, ne sachant trop quelle note attribuer, partagé entre découverte ébahie et profond questionnement éditorial…
Loin de vouloir dévaloriser le remarquable travail d'
Alain Préchac, je pense qu'une réflexion reste nécessaire afin d'y trier les notes de bas de page, séparant celles utiles à la compréhension immédiate des autres plus « littéraires ».
Je remarque que l'éditeur Ginkgo vient de le ré-éditer (2020), toujours dans la version de Préchac ; il serait intéressant de voir s'ils y ont opéré quelques changements… À lire les différentes critiques des babéliotes, on sent bien l'importance de l'édition dans l'appréciation de ce livre !
Un classique, qui j'espère, continuera d'abolir certaines frontières…