Tout d'abord un grand merci à Babelio, à Masse Critique et aux éditions du félin de m'avoir permis d'avoir entre les mains ce livre plus que digne d'intérêt.
Il y a eu dans notre histoire nationale depuis le tournant du premier millénaire 2500 exécuteurs, écorcheurs, punisseurs, bourreaux appartenant aux quinze mêmes familles.
"Ainsi se constitue, à partir du XVIIe siècle, une caste de quelques familles, les Sanson, les Deibler, les Berger ou Desmorest.
Dès l'origine de la profession, l'exécuteur des hautes oeuvres fut un personnage à la fois sacré et détesté, commettant pour la collectivité le péché de tuer, à une époque où l'influence d'un seigneur se mesure au nombre de gibets exhibés sur ses terres. A ce " privilège " s'ajoute celui d'exécuter les basses oeuvres - équarrissage des animaux morts, vidange des fosses d'aisance -, faisant de ce paria un éboueur de la société."
J'avais eu l'occasion de lire le premier bouquin que
Michel Folco a consacré à la profession de bourreau, intitulé -
Dieu et nous seuls pouvons -.
Je m'étais promis à la première occasion de revenir sur ces "dynasties" de tueurs légaux ; le livre de Gérard A. Jaeger a été cette occasion.
Grâce aux "
Carnets d'exécutions" écrits par
Anatole Deibler pendant ses décennies d'activité, carnets récupérés par sa fille Marcelle et auxquels l'auteur a eu accès, il a pu reconstituer le parcours dichotomique, schizophrénique, tiraillé... "coupé en deux"... comme guillotiné, de cet homme que rien si ce n'est d'être le fils de, ne destinait à couper des têtes.
Car si
Anatole Deibler avait la tête tout entière tournée vers son "travail" qu'il exécutait avec un soin maniaque... ce désir de perfection le lavait en partie des souillures de sa sale besogne... son corps était celui d'un homme qui aspirait depuis l'enfance à être un homme parmi les hommes, qui aspirait à s'éduquer, à lire, à voyager... bref, à rêver à d'autres choses qu'à des têtes tranchées se retrouvant au fond d'une malle en osier...
Or son grand-père s'appelait Joseph Deibler, son père Louis Deibler... et ces deux-là, bourreaux de père en fils, tenaient à ce que perdurât leur dynastie.
L'auteur nous montre ce que fut le destin contrarié de ce petit-fils et fils d'exécuteurs en chef qui, ne pouvant échapper à ce que la vie lui avait réservé, exerça son "métier" avec l'obsession de la "perfection", n'y mettant aucun coeur mais une grande force d'âme.
C'est donc une biographie à partir desdits carnets, des ouvrages de recherche, que nous livre Gérard A. Jaeger.
À côté de la vie de cet homme planent celles de ceux auxquels il a enlevé la leur... et ils sont nombreux.
Les petits carnets et les recherches permettent d'exhumer le souvenir de qui ils furent et de ce qu'ils firent.
Beaucoup eurent des noms entrés dans
L Histoire comme Troppmann ( au passage, lire le petit livre de
Tourgueniev -
L'exécution de Troppmann -), Caserio ( assassin du Président Sadi Carnot ), Soudy, Monier, Callemin dit "Raymond la Science"... trois membres de la bande à Bonnot, Landru, Gorguloff ( assassin du Président
Paul Doumer )etc etc...
Sa vie se mêle à celle de son siècle.
À la Commune, aux attentats anarchistes, à la Première Guerre Mondiale, à l'entre-deux-guerres avec la montée des nationalismes, des populismes et l'avènement des régimes autoritaires.
On se promène entre les allées impériales du second Empire, celles des expositions Universelles, les petits chemins empruntés par les vélocipèdes et les routes où teufteufaient les premières automobiles qui frôlaient pour certaines les 40km/heure.
On y côtoie surtout la Veuve, la Grognon, la bascule à Charlot, la Louison ou Louisette, la Fin de la soupe, la Mer au bleu, la dernière bouchée, le Massicot, le Coupe-cigare, le Rasoir national... la guillotine.
Et dans cet ouvrage, comme un hommage rendu à Ikea, on vous détaille son montage, son démontage, son entretien.
Vous saurez tout sur la lame... l'acier dans lequel elle est taillée, son poids, sa forme, ses dimensions, sa vitesse ( 20 km/heure )... celle de sa descente... et celle de son exécution ( elle tranche une tête en deux centièmes de seconde ).
Vous ferez connaissance avec les divers bois de justice ( en clair, les différentes pièces qui constituent l'échafaud ).
Vous apprendrez beaucoup sur son histoire, sa conception par les deux "Louis"... celui qui lui a donné son nom s'appelait Guillotin... mais il s'en fallut de peu qu'elle en eût un autre...
Entre la vie ambivalente d'
Anatole Deibler, vous parcourrez presque deux siècles d'Histoire... pour arriver à, enfin !, la mort... bien après, hélas, celle de Deibler, à celle de "la mangeuse d'hommes" en 1981.
Pour l'abolitionniste de toujours que je suis, passer de l'autre côté du miroir en lisant et donc en entrant dans la tête d'un bourreau, un homme qui voulut tellement ressembler à Monsieur tout le monde, se fondre dans l'anonymat, banaliser son geste au point de n'avoir de cesse pendant quarante ans de réclamer que lui fut accordé le statut de fonctionnaire ( on lui payait des gages ), cette lecture fut des plus intéressantes, des plus "humaines"... je sais que ça peut paraître paradoxal ... car sorti de ces 300 pages qui se referment sur la liste des noms des 395 exécutés par
Anatole Deibler entre 1885 et 1939... je me suis dit, naïvement peut-être, que cet homme avait été vraisemblablement autant victime que bourreau...
Un bon ouvrage sur un sujet que je n'ai pas voulu trop détailler pour ne pas divulgacher votre lecture... j'aurais pu aborder le thème plus "psychologique" du pourquoi cette fascination de ces foules qui s'agglutinent au pied de l'échafaud, de ces agences de voyages qui offraient dans le menu de leur séjour qui une visite pour voir "la bête" qui pour assister à une exécution.
J'aurais pu évoquer cette Anglaise qui avait tenu à s'allonger sur la bascule et éprouver le grand frisson.
J'aurais pu mentionner les rivalités entre exécuteurs ( en particulier le recours aux lettres anonymes ), les incroyables vocations professionnelles des postulants bourreaux.
J'aurais pu parler des adversaires farouches de la peine de mort au premier rang desquels résonnent le nom de
Victor Hugo et son livre -
le Dernier jour d'un condamné, évoquer les partisans de cette boucherie d'État... et leurs arguments.
Il ne tient qu'à vous de faire ce que je n'ai pas dit...
En guise de conclusion ce constat édifiant :
"Une étude publiée en 1894 montrait que, sur cent soixante-dix-sept condamnés à mort, soixante-quinze avaient été les spectateurs d'une exécution capitale avant de commettre leur crime. Et la France n'avait pas le triste privilège de cette situation."