Alors qu'il séjournait à Paris,
Ivan Tourgueniev s'est trouvé embarqué bien malgré lui, selon ses dires, dans ce crescendo avec la mort de Troppmann au bout. Son récit est méticuleux, on se demande à le lire ce qui a pu lui échapper tant sa volonté est tenace de n'y laisser échapper une seule miette, il a beau s'armer de patience, qu'est-ce qui a pu lui prendre d'assister à cela jusqu'au bout, peut-être la personnalité étrange du condamné et le fait qu'il se révéla calme et déterminé devant la mort toute proche, même à entendre le verdict de son recours en grâce qui fut rejeté. Et cela ne l'empêcha nullement de dormir sa dernière nuit ici-bas !
Nous sommes dans l'antichambre de la mort dès lors qu'il est question ici de l'exécution capitale par la guillotine d'un jeune condamné à mort alsacien pour l'assassinat odieux de toute une famille, relevant du droit commun.
Tourgueniev est invité par un ami à assister en privé à
l'éxécution de Troppmann sur la place publique dans Paris. Tout Paris avait les yeux braqués sur cette exécution imminente. On peut penser que
Tourgueniev avait déjà des idées préconçues sur cette affaire : comme un pressentiment de honte humaine se passant en France. Ce n'est pas dit ici, mais ses compères écrivains dont
Flaubert son grand ami, nombreux à avoir assisté au procès avaient dû lui passer le mot !..
Une nuit particulièrement éprouvante jusqu'à l'heure fatidique : 7h du mat en janvier soumis au froid et au vent . le commandant de la prison ouvre son appartement à sa petite dizaine de visiteurs, journalistes, chroniqueurs désireux de voir de plus près une décapitation qui n'a rien de banal, c'est le moins qu'on puisse dire. Oui pour voir vraiment cette curiosité barbare aux premières loges, il fallait consigner la nuit à cet effet
Tourgueniev présente quelques signes inhabituels de troubles à l'approche de l'échéance. Tout une nuit pour cogiter comme une forme d'empathie envers l'assassin qui n'en demeure pas moins un homme, un tout jeune homme. Une impatience se fait sentir au sein de la petite assemblée quand la foule dehors commence à chahuter massivement, elle réclame à l'unisson son dû : la mort sans équivoque par décapitation pour le meurtrier de Pantin.
Tourgueniev ne comprend pas cette foule imbécile aux instincts grégaires, il trouve dérisoire les propos qu'il entend de la part de ses voisins d'une nuit. Il est bien évident que l'administration qui se met en branle au fur et à mesure qu'on se rapproche du petit matin, une cohorte de gens de la nuit peu ordinaire, le bourreau, le bourreau en second, l'avocat, l'abbé, le commandant de la prison.. réunis là sont pour l'écrivain autant de comportements déroutants et indignes. Il se sent provoqué avec une particulière acuité dans sa foi d'homme et s'interroge sur la santé de ces gens-là et ce à quoi ils pensent en cet instant !
Ce que je reprocherais à monsieur
Tourgueniev dans cette histoire, c'est plusieurs choses. Même Poe quand il part dans ce genre de huit clos, il fait respirer un peu les murs, il les pousse, il les malaxe (il y cache même des cadavres, c'est dire !) en y introduisant le mystère, la fiction. Ici, on sent que l'écrivain russe "s'emmerde" dans le fond, il ne sait pas par quel bout prendre cette affaire, il sent confusément qu'il s'enfonce dans une galère littéraire qui va se révéler PEUT-ETRE plus pénible pour lui que pour le condamné à mort qui attend son heure. J'ai été étonné quand il dit par exemple que : "Personne ne s'ennuyait, mais cette sensation poignante était cent fois pire que l'ennui.." Ah bon, ben si un seul pensa qu'il était venu pour une partie de plaisir, c'est raté.
Tourgueniev semble s'étonner que la tension était palpable au sein de la petite délégation de laquelle il faisait partie. Si pareille infamie à progression lente et raffinée ne rend pas nerveux, je ne sais pas ce qu'il faut. Ben oui, il faut se rendre à l'évidence qu'il y a pire que l'ennui, puisque le supplicié redoutant sa mort à part, quel autre sujet pouvait-il avoir qui lui occupât l'esprit ? - lui ne semblait pas s'ennuyer une seconde, on aurait voulu le voir sans doute se tordre de douleur et ainsi concéder aux gens bien-pensants qui n'attendaient que cela, non Troppmann ne leur fit pas ce cadeau royal, il les renvoya dos à dos !
Autre chose qui m'a gêné, c'est que
Léon Tolstoï relate dans son journal intime que lors de sa visite à Paris dix ans plus tôt il avait assisté côté foule à une exécution capitale à Paris, je ne sais plus si
c'était à la Roquette, qu'il en fut écoeuré et qui contribua à le faire quitter la capitale française plus tôt que prévu et pour tout jamais, jugeant aigrement les français sur cette aptitude au raffinement dans l'horreur .. Tolstoï étant le protégé de
Tourgueniev, il me semble peu probable que ce dernier n'ait pas cherché à en tirer profit au sein d'une oeuvre "élaborée".
Juste un dernier mot pour tempérer le tout, c'est ma touche de bonté humaine : le commandant de la prison n'a cessé au cours de ce huit clos malaisant d'arracher des aveux de Troppmann, celui-ci refusant obstinément de dénoncer ses complices ; ce qui lui eût probablement sauvé sa tête. Eh ben non, jusqu'à son dernier souffle : ce ne sera pas ici la dernière teuf de cigarette que le supplicié réclame avant son exécution comme on voit au cinéma, ce sont deux mots qu'il prononcera : "Dites à monsieur Claude que je persiste .." Un temps infiniment court après la tête de Troppmann roulait dans le long pannier en osier. Beurk ce pannier en osier qui recevrait bien la serviette sale de Violette Nozière ! Et par contre, ce que ne dit pas le récit, c'est que la guillotine redonna du service sans relâche, sur cette "place rouge" (à la française). Les guillotinés se succédaient variablement entre du droit commun (de la grosse crapule) et du politique (notamment des anarchistes impliqués dans des attentats,
c'était la mode qui s'étendait jusqu'en Russie qui n'avait pas encore fait sa mue révolutionnaire et qui condamnait à l'exil au camp sévère).
Moi qui me suis intéressé à cette histoire comme pour celles de
Leonid Andréïev et d'autres, rien que pour les derniers moments de la vie du condamné à la peine de mort, j'en suis ici pour mes frais. Si j'ai bien compris en fait,
Tourgueniev voulait mettre le curseur sur le sens symbolique donné à son histoire au risque d'éluder l'attente du lecteur curieux de l'épisode de fin, comme le spectateur d'un combat de boxe frustré d'un terme rapide au premier round par KO.
A noter aussi, qu'un certain choix de vocabulaire enlève de l'éloquence au récit, mais ça je l'avais déjà noté chez
Tourgueniev ! Bon, ça va comme ça !
Je reviendrai d'un mot sur mon papier. le bourreau de
Tourgueniev était pressé d'en découdre avec le jeune Troppmann comme s'il était payé à l'unité. L'idée que je me fais des bourreaux habituellement est qu'ils cultivent leur client, le bichonne comme
le diable pour un bon festin ..