le sujet de prime abord est mince: 4 jeunes filles, issues des anciennes colonies portugaises d'Afrique en rejoignent en 1987 une 5ème, plus âgée, pour former un groupe choral. L'aventure sous la houlette-plutôt tyrannique- de Gisela Batista- va les entraîner plus loin qu'elles ne le pensent et laisser en elles des traces indélébiles.
C'est une formulation à la fois transparente et énigmatique qui a d'abord piqué ma curiosité. Une pensée originale et en dehors des sentiers battus.
Et aussi une obstination têtue à creuser le même sillon: celui de la rectification d'une légende dorée qui nous est livrée dès les premières pages.
La narratrice, Solange -une des 4 jeunes filles, la plus insignifiante, la plus timide, celle qui n'a ni l'autorité ni l'entregent de Gisela, la maestrina, ni la splendide voix cuivrée et jazzy de Madalena Micaia, la seule africaine du groupe, ni même la voix classique des soeurs Alcides, - c'est cette pâlote de Solange, bombardée "parolière" du groupe pour son petit talent de versificatrice, qui entreprend avec opiniâtreté d'éclairer les sens obscurs, les pans d'ombre, d' exhumer les secrets, les remords, les drames d'une légende bien trop dorée pour être vraie.
Mais c'est une rectification tâtonnante, hésitante, à demi-mots, à l'image de celle qui la fait. Et c'est là que le récit est vraiment original, et met toute l'attention, l'empathie du lecteur à contribution, car il lui faut lire entre les lignes, comprendre ce qui est suggéré, à peine dit..Le personnage ambigu et mystérieux de Joao de Lucena, chorégraphe des jeunes choristes est au coeur de ce mystère.
En même temps que la recherche de la réalité, ce que raconte Solange c'est aussi la naissance d'une conscience, le deuil d'une confiance et d'une naïveté propres à la jeunesse, et surtout la découverte de la cruauté du monde et des êtres
.
Et malgré cet amer constat, le livre débouche sur deux vérités qui sont comme un viatique pour la narratrice devenue adulte: on peut aimer d'amour et protéger quelqu'un qui ne vous aimera jamais et qui vous a profondément blessée. Et on peut déclarer une résistance frontale à qui vous a subjuguée et manipulée.
Je connais mal la littérature et l'histoire lusitaniennes mais il me semble aussi que ce roman est la métaphore d'une évolution de la civilisation portugaise post salazarienne, incarnée , ici , par la ville de Lisbonne brusquement tirée hors de ses frontières de "village endormi" et jeté en pleine histoire européenne, sous les feux factices de la télévision, cet "empire instantané" .
Lidia Jorge nous donne à voir une société portugaise tiraillée entre le goût de l'ordre, de l'obéissance à un pouvoir tyrannique (incarné ici par celui de la maestrina) - et l'aspiration maladroite et douloureuse à la démocratie et à la liberté (histoire de Solange).
Une société encore entachée par les noirceurs de sa colonisation -le terrible épisode relatif à Madalena Micaia - encore pleine de pudibonderies et d'hypocrisies dans un monde où les moeurs, les valeurs et les comportements sont en pleine mutation.
Un livre attachant, original et qui , derrière sa retenue et sa réserve, interroge et remue...