« La mer dans une goutte d'eau » de Ryszard Kapuściński et
Hanna Krall, traduit par
Margot Carlier (2016, Noir et Blanc, 246 p.)
Ryszard Kapuściński tout d'abord. (1932-2007) dont on dit qu'il était « le plus grand écrivain parmi les reporters, et le plus grand reporter parmi les écrivains ». Il écrit aussi des romans comme «
le Négus » (2010, Flammarion, 228 p.), «
le Shah » (2010, Flammarion, 241 p.), «
le Christ à la carabine » (2010, Plon,216 p.) tous en format poche, ou mieux «
Oeuvres » (2014, Flammarion, 1477 p.), le tout étant traduit par
Véronique Patte. Ce sont donc des reportages plutôt que des romans ou des essais. Reportages sur l'Afrique ou le Moyen Orient, parmi les plus démunis. « le reportage sérieux exige que l'on soit un tout petit peu romantique ».
Naturellement dans les années 60, il n'était pas question de dénoncer les pratiques barbares ou corrompues des dirigeants ou du système, il convenait de restreindre les critiques via des descriptions sincères de la vie individuelle, vers le détail qui prendrait soudain une signification plus large, plus universelle, voire métaphorique. Il est donc considéré, avec
Hanna Krall, comme les inventeurs du reportage moderne, dans sa branche la plus littéraire. Kapuściński évoque les années soixante, durant les années 1960-1970, principalement dans un hebdomadaire, « Polityka » alors que
Hanna Krall décrit les années soixante-dix, en tant qu'animatrice d'une équipe de jeunes reporters dans le quotidien issu des changements « Gazeta Wyborcza ».
Svetlana Alexievitch,
Prix Nobel de littérature disait d'elle « J'ai découvert le monde grâce à des gens comme
Hanna Krall ».
La première partie s'ouvre sur un reportage de Kapuściński sur Nowa Huta (Nouvelle aciérie), cité industrielle qui vient d'être créée « To też jest prawda o Nowej Hucie » (C'est aussi la vérité sur Nowa Huta). Cité qui a promis « la félicité aux masses populaires ». Construit à partir de rien, c'était un bel exercice de style, une tentative de créer une ville idéale, en fait une utopie véritablement immature. C'est une image de lutte pour le bien-être commun qui se fracasse sur le mur de la réalité. Et au début, la magie opère. Les habitants des régions pauvres de toute la Pologne sont venus à Nowa Huta attirés par la promesse d'un avenir meilleur. Une fois sur place, la ville est loin de représenter le rêve idyllique prévu par la propagande. Selon les données de 1954, environ 35% des habitants qui sont venus à Nowa Huta étaient sous le coup de condamnations judiciaires. « Ils sont arrivés de la campagne, apportant avec eux une moralité paysanne qui ici a perdu tout sens ».
Le jeune reporter ne constate que des bâtiments déjà dégradés et des logements suroccupés. « Il n'y avait ni buanderie ni salle de séchage, il n'y avait qu'une seule cuisine pour chaque couloir, ce qui posait des problèmes de préparation des repas ». Les conditions dans les cantines du personnel étaient tout aussi mauvaises. Des couverts et des assiettes étaient volés quotidiennement. La distribution des repas se faisait avec d'énormes files d'attente dans lesquelles les gens faisaient la queue pour récupérer leurs portions. « La saleté et la puanteur causées par l'eau stagnante sur le sol de la salle à manger ont été créées à la suite de tuyaux cassés et d'eau sous-cutanée non nettoyée par personne, et les différentes cellules existantes qui sont utilisé comme toilettes, cela fait que les volontaires des brigades préfèrent manger à l'extérieur du bâtiment que dans la salle à manger ».
Un autre problème était la division des hôtels des travailleurs en dortoirs pour hommes et femmes. « Stefek S. me dit toujours : "Je ne me marierai pas, je ne me marierai pas, car dans ces conditions je devrais manquer de respect à ma femme" ». Les couples mariés sont forcés de vivre dans des chambres d'hôtel séparées. « Il existe de nombreux faits selon lesquels les maris viennent rendre visite à leurs femmes dans un hôtel, où les rapports sexuels les plus intimes ont lieu devant leurs enfants et leurs concitoyens. » D'où une explosion de la prostitution. « A Nowa Huta se trouve un appartement où une mère encaisse l'argent dans une pièce tandis que dans l'autre la fille dédommage les clients. Ce n'est pas le seul appartement où se pratique un tel commerce ».
Il note aussi l'absence de structures culturelles et sociales pour les ouvriers, sans lieux de loisirs ou de réunion. La manière dont se déroule la vie d'un jeune homme : « il se lève de bonne heure, il va au travail. Il revient, il est trois heures. C'est tout. A trois heures, sa journée est terminée. J'en ai visité des foyers de travailleurs. J'ai jeté un oeil dans les chambres : ils sont assis. C'est vraiment l'unique occupation qu'il leur reste être assis. Ils ne discutent même pas, à quoi bon parler ? Ils pourraient lire - ils n'en n'ont pas l'habitude. Ils pouvaient chanter - cela dérange les autres - ils pourraient se battre - ils n'en n'ont pas envie. Ils veulent rester assis ». Quant aux distractions, elles sont inexistantes pour des gens qui n'y sont pas habitué. « ll n'y a rien d'autre. Les clubs, quand ils existent dans les foyers, sont vides. Deux minuscules cinémas (400 places environ pour 80 000 habitants en tout). Pas une piscine, pas de terrain de sport. Bref, pas la moindre distraction ». Et pourtant le reporter voit un message d'espoir. « Les habitants de Nowa Huta sont des hommes authentiques. Honnêtes, travailleur et endurants. Des gens qui apprennent à vivre, des gens qu'il faut aider qui ont besoin d'aide. Ici, on pourrait écrire un récit sur l'homme authentique ». Mais à coté il y a les « passe-droits, crapuleries, indifférence, mensonges ».
Ce reportage parait le 30 septembre 1955 dans « Sztandar Młodych ». Il n'est pas très apprécié par les dirigeants de l'époque. Mais l'auteur a atteint son objectif, car la direction de l'usine a été changée. Kapuściński a reçu la Croix d'Or du Mérite, mais cette récompense est à double sens. D'une part, le talent du jeune journaliste a été reconnu, d'autre part, les autorités craignaient sa perspicacité et sa sensibilité aux questions sociales. On lui propose alors un poste de correspondant à l'étranger, donc en l'écartant des affaires polonaises. « On a l'impression qu'un monstrueux champignon bureaucratique a poussé ici, qu'il se propage et écrase tout, mais personne ne s'y intéresse, personne ne se sent concerné »
Les reportages suivants se terminent sur « le bush à la polonaise ». Ce sont pour la plupart des portraits ou des scènes prises sur le vif. Il y aussi de la réclame pour pâte dentifrice qui décrit un bal de province, avec quatre garçons pour quinze filles. Des paysans qui se sont organisés pour que le train passe chez eux, un radeau de bois sous le regard émerveillé de trois étudiants exaltés qui voient en lui une réincarnation de Zeus. « En sauvant leur terre, cinq hommes ont sauvé leur vie. Que pouvaient-ils espérer ? Pouvoir essayer encore une fois ». « le bush à la polonaise » fait référence aux séjours que Kapuściński a fait en Afrique, ici au Ghana. L'auteur discute avec Kofi au sujet de la Pologne. « En Pologne – il neige, les femmes s'exposent au soleil, pas de colonies, une guerre, on construit des maisons, quelqu'un apprend à lire à un autre ». Et les questions fusent. « Est-ce que toutes vos femmes sont blanches ?/- Toutes /- est-ce qu'elles sont belles ? /- très belles ».