L'anomalie ou la Divergence, comme elle est aussi qualifiée dans le récit, est un roman qui parvient à nous faire comprendre pourquoi l'humanité, lorsqu'elle est face à l'opportunité de s'affranchir des dogmes philosophiques, économiques, spirituels, scientifiques ou religieux se révolte pour courir s'abriter à l'ombre de ses certitudes.
Même le libéral
Pape François déclare « Dieu offre à l'humanité un signe de sa toute-puissance et la chance d'abdiquer devant elle, de se conformer à ses lois. »
Hervé Letellier nous livre un roman qui est la quintessence de la réflexion humaine et concentre dans son récit l'ensemble de ce que des générations d'individus ont absorbé au cours de leur existence.
Philosophie socratique et pré-socratique, dogmes religieux, philosophie du siècle des lumières, littérature des XIXème et XXème siècle, polars, science fiction, bandes dessinées, théâtre et cinéma, tout y est, cette liste n'est pas exhaustive.
Il serait vain de vouloir coller une étiquette à ce livre qui, les adoptant toutes, n'en retient aucune.
Ce récit est une construction littéraire parfaite qui abuse sans arrêt le lecteur lui donnant des clés de lecture pour lui refermer les portes qu'il ouvre, aussitôt.
La première partie, la plus enthousiasmante selon moi, nous livre l'histoire de onze personnages (retenez ce chiffre) dont le lecteur imagine qu'ils auront un jour un lien mais où, quand et comment ? Mystère !
La 4ème de couverture et les nombreuses chroniques sur ce site, en dévoilant le secret du roman, limitent, et c'est bien dommage, le plaisir de la découverte du lecteur à venir.
Hervé Letellier, en bon président de l'
OULIPO, joue au roman dans le roman, en créant Victor Miesel, auteur lui aussi d'un roman intitulé
l'Anomalie. le récit est dominé par cette joute singulière entre l'auteur « réel » et son avatar littéraire.
L'ouvrage précédent de Miesel s'intitulait « Des échecs qui ont raté » ; « (…) le monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s'installent tapageusement avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies (…) »
Il sait qu'il n'a jamais été un auteur à succès, « Il s'est persuadé que rien n'est moins tragique, qu'une désillusion est le contraire d'un échec. » ; « Il lui est aussi arrivé de faire n'importe quoi, comme - à la demande d'un festival - d'adapter en attendant Godot en Klingon, cette langue des cruels extraterrestres dans Star Trek. »
Son roman
l'Anomalie est une somme de formules, même s'il « (…) ne goûte pas cet art de la formule et n'a pas de fascination pour l'aphorisme. L'enthousiasme que ce livre a soulevé lui échappe. ». « C'est du
Jankelevitch sous LSD », dit-il ; Il y a écrit :
« Le vrai pessimiste sait qu'il est déjà trop tard pour l'être. »
« Je n'ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n'avais pas existé (…) » et je ne vois pas en quoi ma disparition altérera son mouvement. »
« L'espoir nous fait patienter sur le palier du bonheur. Obtenons ce que nous espérions, et nous entrons dans l'antichambre du malheur. »
« Il est une chose admirable qui dépasse toujours la connaissance, l'intelligence et même le génie, c'est l'incompréhension. »
« Mais l'amour, c'est de ne pas pouvoir empêcher le coeur de piétiner l'intelligence. »
« Pour faire de
la mort une mésaventure parmi d'autres, le croyant a perdu la raison. »
« Sur le point de mourir noyé, je tente de nager, je ne vais tout de même pas prier Archimède. »
« Toute gloire ne saurait être qu'un imposture, sauf dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirme la dédaigner d'enrager d'avoir seulement dû y renoncer. »
« L'existence précède l'essence, et de pas mal, en plus. »
« Quand on a un marteau, tout finit par ressembler à un clou. »
« Les turbulences ont cessé et le soleil est revenu dans la cabine. Cette dernière phrase est aussi la définition du Prozac. »
« Il y a toujours eu deux Amériques, et désormais elles ne se comprennent plus. Comme je me reconnais plutôt dans l'une d'elles, moi non plus, je ne comprends pas l'autre. »
Quand il interroge son écriture Victor Miesel se demande : « Trois personnages, sept, vingt ? Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ? » ; « Il n'a retenu que onze personnages, (voir supra - NDLR) et devine qu'hélas, onze, c'est déjà beaucoup trop. Son éditrice l'a supplié, Victor, pitié, c'est trop compliqué, tu vas perdre tes lecteurs (…) »
Quand il ne joue pas à Victor Miesel, Hervé Letellier, lui aussi, a un sens de la formule qui réjouit son lecteur :
« Blake boit donc son café, sans sucre ni inquiétude. »
« Si l'argent n'était pas autant surestimé, on lui accorderait moins de valeur… »
« Quelqu'un, quelque part dans la galaxie, a donc lancé une pièce, et celle-ci est vraiment restée suspendue en l'air. »
« Miss
Platon contre Dr
Spinoza. Et
Spinoza avait perdu.Echec et mat. »
« Un professeur sans théorie, c'est comme un chien sans puces. »
« - Et une machine à café, une vraie, qui fasse des expressos, ajoute Adrian Miller.
Ne demandez pas l'impossible, grimace le général. »
« Le président américain reste bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde. »
« Je m'en fous, Dieu, pour moi, c'est comme le bridge : je n'y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge (…) »
« Sans vouloir dénigrer le monothéisme, le dysfonctionnement du monde s'expliquerait bien mieux par un conflit sans fin entre des dieux. »
« (…) il se conforte dans l'idée désespérante qu'en additionnant des obscurité individuelles on obtient rarement une lumière collective. »
« La mouche ne prend jamais rendez-vous avec l'araignée. »
« Toujours se méfier des gens qui nous demandent de nous méfier. »
Ecrit en 2020, censé se dérouler entre mars et juin 2021,
l'Anomalie est un révélateur de ce que nous vivons depuis le début de l'année, assailli par les faux prophètes et les « spécialistes » de tout bord. Il est une encyclopédie de notre temps, à l'usage des citoyens du monde et nous renvoie à un optimisme pragmatique ou à un pessimisme raisonné. Il nous fait rire car nous savons que pleurer n'a jamais avancé à rien.
A ce propos, Victor Miesel cite
Nietzsche, « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont. »,
et nous livre une dernière formule : « Le destin n'est qu'une cible qu'on dessine après coup à l'endroit où s'est fichée la flèche. »
La conclusion appartient à Letellier/Miesel, auteurs chacun à leur façon d'un roman intitulé
l'Anomalie :
« Aucune auteur n'écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l'auteur. le point final, à la limite, peut leur être commun. »
Lumineux, isn't it ?
Une dernière remarque avant de terminer, mon côté pinailleur, Victor Miesel affirme que Semper Fi est la devise de l'US Air Force, en réalité, elle est la devise des Navy Seals…L'erreur est humaine…
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