Le moyen le plus sûr de tenir secrète une idée insolite mais parfaitement authentique est de l’exposer telle quelle, et de publier ce compte rendu sous le masque d’un ouvrage de science-fiction. De même qu’un diamant jeté au milieu d’un monticule de verre brisé devient invisible, une révélation authentique glissée parmi les inepties de la littérature fantastique passe inaperçue ; elle finit par leur ressembler, cessant d’être dangereuse.
Ne pouvant toutefois me défaire entièrement de mes craintes, j’ai commencé par faire un usage assez modeste du secret en ma possession ; j’ai donc écrit en 1967 un roman fantastique intitulé « La Voix du maître ». Page 162, ligne 22, on peut lire les mots suivants : la doctrine en vigueur était alors celle de « l’extermination économique indirecte » ; doctrine illustrée plus loin par l’adage suivant : « Avant que le gros ne maigrisse, le maigre aura crevé. »
Cette même théorie fut formulée aux Etats-Unis en 1980, donc treize ans après la parution de l’édition originale de « La Voix du maître », et définie en d’autres termes (par exemple la presse allemande en République fédérale l’illustrait par le bref mot d’ordre : Den Gegner totrüsten). Ayant constaté (pas mal de temps s’était écoulé depuis la parution du livre) que personne n’avait remarqué la similitude existante entre le produit de mon imagination et la situation politique qui se dessinait alors, je m’enhardis. J’avais compris qu’en dissimulant la vérité par les fables, on a recours à une espèce de camouflage littéraire dont l’efficacité est stupéfiante ; il est même possible d’avouer sans crainte que l’on a recours à ce procédé… On peut dire que l’on divulgue ainsi une vérité sciemment camouflée, car de cette façon personne ne risque de la prendre au sérieux. Il n’est donc pas de méthode plus sûre pour cacher les informations ultra-secrètes que de les publier dans une collection à grand tirage.
On le sait, rien n'angoisse davantage les éditeurs du XXIe siècle que de publier des livres à une époque où la "loi de Lem" règne partout en maîtresse (personne ne lit quoi que ce soit, celui qui lit malgré tout ne comprend rien ; et s'il comprend, il a vite fait d'oublier). La raison en est que personne n'a le temps de lire, que le marché est inondé de livres et que la publicité est devenue un instrument trop parfait.
in Une minute pour l'éternité
Extrait du livre audio « le Congrès de futurologie » de Stanislas Lem, traduit par Dominique Sila, Anna Labedzka, lu par Frédéric Souterelle. Parution numérique le 24 avril 2024.
https://www.audiolib.fr/livre/le-congres-de-futurologie-9791035415150/