Très largement tombé dans l'oubli, l'écrivain américain
Bob Leman n'a pourtant rien perdu de son attrait.
Aussi rares — quinze nouvelles et pas un seul roman dans sa carrière — que précieux, les textes de l'américain furent jadis traduits dans la prestigieuse revue Fiction grâce, notamment à
Alain Dorémieux.
Pour tenter de le remettre sur le devant de la scène, les micro-éditions Scylla aidées par la traductrice Nathalie Serval, les illustrateurs
Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak ainsi que la graphiste
Laure Afchain se sont mis en tête de publier un bel ouvrage regroupant les six nouvelles de
Bob Leman liées à son fameux cycle de Sturkeyville, petite ville américaine à l'histoire tumultueuse.
Un crowdfunding plus tard et voilà que débarque Bienvenue en Sturkeyville dans un écrin à la hauteur du contenu.
Une petite ville tranquille
Sturkeyville ne vous dit peut-être rien mais cette petite ville américaine nichée au pied des Appalaches a connu son long d'histoires étranges au cours de son existence.
Bob Leman, en bon conteur et archiviste de talent, se propose de vous en raconter six, tour à tour effrayantes, intrigantes, fascinantes et dérangeantes.
Ce fix-up de nouvelles nous invite donc à naviguer en eaux troubles, du lac Howard au cimetière de la ville en passant par les aciéries de la vieille famille Hodge.
Si le cadre n'a rien d'extraordinaire, avec ses vieilles lignées bourgeoises et ses pauvres travailleurs, ses fiançailles imprévues et le bouleversement entraîné par la Grande Dépression, il se produit des choses très curieuses à Sturkeyville. Des choses abominables même.
En immisçant de façon frontale le fantastique et l'horreur dans cette bourgade anonyme, Leman n'applique pas simplement la définition la plus stricte du fantastique mais recycle périodiquement ses obsessions horrifiques autour de la transformation du corps et de la psyché ainsi que ses préoccupations autour de l'inéluctable s'abattant sur le pauvre malheureux qui n'en demandait pas tant…
C'est d'ailleurs exactement ce qui arrive à Harvey Lawson au cours de la première nouvelle, La Saison du ver. Dès la première phrase, le ton est donné et le fantastique mis en place : la femme d'Harvey est un ver télépathe !
Une monstruosité qui vit sous sa maison et s'empare de l'esprit de sa mère avant de s'emparer du sien et de le réduire à l'état d'esclave pathétique.
Seulement voilà, Harvey n'attend qu'une occasion pour se jouer du ver même si celle-ci met des années à se présenter.
Bob Leman décrit la déperdition mentale et physique d'un homme que rien ne prédestinait à l'horreur tout en jouant sur une horreur organique avouée à demi-mots qui se ressentira dès lors dans tous les autres textes de l'auteur.
Transformer l'être
Ce qui obsède clairement l'américain, c'est la faculté pour l'être humain d'être altéré par un élément extérieur.
Cette altération se traduit d'ailleurs de façon variable.
Elle peut être mauvaise comme pour Harvey Lawson pris au piège dès son plus jeune âge, ou bénéfique comme pour Clifford M., vampire qui s'ignore et qui grandit dans un monde humain
lui permettant d'éviter la monstruosité sauvage de ses congénères.
Dans La Quête de Clifford M.,
Bob Leman explore le mythe vampirique à sa sauce pour en faire une sorte d'analyse anthropologique délicieuse qui se conclut avec une vraie humanité.
La transformation à Sturkeyville n'est jamais uniquement physique. Si souvent les créatures sorties de l'imagination de Leman changent d'aspect en vieillissant, leur psychologie évolue. Clifford M. en est d'ailleurs un exemple parfait, passant du vampire en quête des siens à pourfendeur de sa propre espèce.
Pour la famille Feester, les choses sont tout aussi complexes. Victime d'une malédiction (ou d'un parasite selon vos croyances), les filles Feester deviennent des monstres hantant un lac plus profond qu'on ne le pense.
Ici, encore une fois, l'enquête prend l'aspect d'un conte dans l'histoire dans le récit.
Bob Leman enchâsse ses légendes et prend un plaisir à confectionner ces mythes en poupées russes littéraires. Les Créatures du Lac synthétisent en réalité tout le talent de conteur de l'écrivain réunissant son écriture enchevêtrée, son horreur organique et ses histoires familiales emprunt d'amours déçus et de coeurs brisés en un seul et même texte.
Portraits familiaux
Bienvenue à Sturkeyville, davantage encore que la chronique en échos d'une ville ordinaire, devient rapidement une compilation d'histoires humaines où le plus grand talent de
Bob Leman est de dresser des portraits crédibles et éminemment humains du moindre de ses personnages.
Odila raconte par exemple l'union improbable entre deux familles, l'une de Sturkeyville, l'autre de son double dégénéré dans les montagnes, Grill's Fork. Deux familles, les Selkirk et les Wagner, des personnages puissants et fouillés, des lignées bouleversées par leurs racines monstrueuses…et bien évidemment des créatures aux transformations particulièrement dégoûtantes.
Au milieu de tout ça, Leman glisse une histoire d'amour qui pourrait ne pas en être une et un homme pris au piège d'une puissance qu'il ne comprend pas tout à fait.
Mais là où le génie de l'américain éclate, c'est bien dans l'avant-dernière nouvelle, Loob, petit chef d'oeuvre de paradoxe temporel et d'horreur sourde où l'idiot du village devient le fossoyeur de la prospérité à cause des mauvais traitements qu'on
lui inflige. Croisant le portrait de plusieurs familles, opposant les environnements sociaux et les opportunités, Leman devient sociologique et émouvant, piégeant le lecteur dans une boucle (Loop/Loob) où le passé sera différent un jour ou l'autre.
Pour terminer, une dernière histoire familiale, sous le signe du fantôme et de la maison hantée avec Viens là où mon amour repose et rêve. Toujours un homme écrasé par le poids d'un destin cruel et sous l'emprise d'une influence maligne qui le transforme physiquement et mentalement. Toujours cette fibre humaine et sensible qui creuse jusqu'à
l'indicible et la perte pour que la transformation devienne le reflet du châtiment injuste et erratique comme peut l'être la vie elle-même.
Brillant recueil d'histoires fantastiques, fix-up horrifique fascinant où Cronenberg croise
Lovecraft et del Toro,
Bienvenue à Sturkeyville redonne voix à un auteur franchement passionnant à l'écriture délicate.
Un délice pour tous les amateurs du genre fantastique.
→ Vous pouvez précommander
Bienvenue à Sturkeyville sur le site des éditions Dystopia : https://www.dystopia.fr/a/bob-leman/
bienvenue-a-sturkeyville
Lien :
https://justaword.fr/bienven..