«
Les Orphelins de Brooklyn » de
Jonathan Lethem, traduit par Francis Kerine de « Motherless Brooklyn » (2003,
Editions De l'Olivier, 368 p.) est son premier grand succès. Suivi par «
Forteresse de Solitude » traduit par
Adèle Carasso et
Stéphane Roques (2006,
Editions De l'Olivier, 677 p.) et un peu plus tard par « Chronic Cities » également traduit par Francis Kerine (2011,
Editions De l'Olivier, 496 p.).
L'auteur,
Jonathan Lethem est né à Brooklyn, New York, lorsque cette banlieue au Sud-Est de New York était un quartier pauvre, dévolue aux afro-américains et Portoricains. Cela se voit. Etudes d'art plastique en 1982, à Bennington College, dans le Vermont. Université privée, elle était réservée aux filles jusqu'en 1959, où elle devient mixte. C'est une de ces petites universités, dans le Vermont et New Hampshire, qui sont localisées dans des villes, ou plutôt villages, reculés. Où il n'y a rien à faire d'autre que de suivre les cours ou de se promener dans la nature. En été, elles ouvrent leurs murs à des réunions scientifiques sélectives, qui mettent en présence étudiants et professeurs de renom. L'après-midi est souvent libre jusqu'à 17.00, permettant de faire du sport, mais surtout de discuter librement avec les conférenciers, et éventuellement de se faire repérer pour un post-doc.
Jonathan Lethem part ensuite pour San Francisco, où il travaille chez un libraire d'occasion. En 1998,
Dave Eggers crée sa maison d'édition « McSweeney's », et lance sa revue « The Believer ».
Jonathan Lethem s'associe à ces projets qui signeront le renouveau littéraire de la côte Ouest. Après ces années sur la côte Ouest, il rentre à New York. C'est là qu'il écrit «
Les Orphelins de Brooklyn » l'histoire d'un groupe de garçons, les « Minna Boys », avec leurs combines et arnaques. C'est aussi une très belle promenade dans Brooklyn. Ses premiers romans mêlent la fantaisie et l'humour, sur fond de chronique urbaine. C'est surtout l'affirmation d'une nouvelle génération d'auteurs qui succède aux « post-modernes ».
«
Les Orphelins de Brooklyn », comme son titre ne l'indique pas, est un roman noir. Non pas sur les orphelins, avec un misérabilisme de banlieue. Mais sur la banlieue, Brooklyn, qui est en train de changer. Initialement quartier pauvre, avec des afro-américains et Portoricains, ceux-ci sont progressivement remplacés par des juifs, surtout au Nord, dans le quartier de Williamsburg, et par des intellectuels, avec beaucoup d'écrivains, qui recherchent des loyers modérés. C'est assez frappant. Il suffit de passer le Brooklyn Bridge, pont suspendu avec ses deux piles en béton armé qui relie la presque-île de Manhattan à Brooklyn. On change de monde. le contraste est encore plus frappant lorsque, venant de Manhattan, on passe en métro par le Williamsburg Bridge et que l'on débarque dans le quartier hassidique de Williamsburg.
L'action des « Orphelins de Brooklyn » se passe autour de Dean Street et de Atlantic Avenue. Au centre du quartier. Frank Mina est un « privé », plutôt amateur de coups tordus et louches de préférence, que de défendre la veuve et l'orphelin. Cependant, il recrute ses « employés » à l'orphelinat de Brooklyn « St. Vincent's Home for Boys ». Ce sont donc des garçons, les « Minna Boys », qui sont chargés des activités louches et arnaques diverses. Ils servent indifféremment de chauffeurs ou de détectives sous couvert d'un service de voiture, appelé « l'& l'». Ce sont Lionel, Gilbert, Tony et Danny. Parmi eux, Lionel Essrog est affligé par le syndrome de Gilles de la Tourette. C'est une maladie rare, qui se manifeste par une série de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) qui font de sa vie un enfer. « Ma bouche ne s'arrête pas, bien que la plupart du temps je chuchote ou subvocalise comme si je lisais à haute voix, ma pomme d'Adam dansant, le muscle de la mâchoire battant comme un coeur miniature sous ma joue, le bruit supprimé, les mots s'échappant silencieusement, de simples fantômes d'eux-mêmes, enveloppes vides de souffle et de tonus ». Son principal symptôme se traduit par des tics involontaires, soudains, brefs et intermittents, se traduisant par des mouvements (tics moteurs) ou des vocalisations intempestives (tics sonores). le syndrome de Tourette touche environ une personne sur 2 000, et plus souvent les garçons que les filles. Il se résorbe souvent avec l'âge adulte, sans que l'on sache pourquoi.
Lorsque Minna est assassiné, mortellement poignardé. La veuve de la victime quitte la ville. L'un des collègues de Lionel atterrit en prison tandis que deux autres se disputent son poste. Leur terrain préféré est le quartier de Brooklyn, mais l'enquête, les emmène pour la première fois hors du quartier, sur les traces d'un grand homme qu'il soupçonne d'être à l'origine du meurtre de Minna. Ils sont face à des hommes « Les Clients » que même le grand Frank Minna craignait et refusait d'appeler par leur nom. Ils se déplacent dans Manhattan. « Ensemble les rues formaient un plateau de jeu, entrecroisé par les alliances et des inimitiés de Frank Minna. Moi, Gil Coney et les autres hommes de l'Agence. Nous étions les marqueurs - comme des pièces de Monopoly, je pensais parfois, des petites autos en fer ou des terriers en tôle (pas des chapeaux haut de forme, sûrement) – pour être déplacé autour de ce plateau de jeu. Ici, dans l'Upper East Side, nous étions hors de notre territoire habituel ».
L'enquête est menée par Lionel Essrog. Bien que ses collègues le considèrent comme un monstre qui multiplie les tics et les expressions tordues, il réfléchit plus correctement qu'eux. C'est donc lui qui mène l'enquête. Ils sont surtout perdus. « le cendrier sur le comptoir était plein de mégots de cigarettes qui étaient passés entre les doigts de Minna, l'annuaire du téléphone rempli par son écriture de la matinée. le sandwich sur le frigo portait ses marques de morsures. Nous étions tous les quatre un arrangement autour d'un centre de table manquant, aussi incohérent qu'une phrase sans verbe ».
La maladie devient un des thèmes du roman. Non point pour en faire un diagnostic ou proposer un remède. Lionel Essrog n'a pas le sens des mots qu'il prononce, la maladie lui joue des tours. Ses paroles ont une vie interne. Ainsi « Lionel Essrog » après quelques modifications devient « Line-Only Easy-Roger » ou bien « Oncle Batman ! Uncle Bailey Blackman ! Barnamum Bat-a-potamus ». Chaque fois qu'il interroge quelqu'un pour obtenir des informations sur la mort de Frank, il court le risque que son cerveau lui fasse dire quelque chose de compromettant. C'est donc une sorte de nouvelle façon d'aborder les faits. Il est obsédé par certains mots - en rejoignant des mots sans rapport, en faisant rimer des mots similaires et en changeant de syllabes jusqu'à ce qu'il ait exploré toutes les indignités impensables qu'il peut accumuler dans la langue. « Dites-moi de le faire muffin cul…. pour reposer la convoitise d'un loaftomb! …. Barrette de Barnamum Pierogi ».
C'est plutôt pour faire comprendre que nous sommes tous atteints, plus ou moins, par ce syndrome. Ne serait-ce que par l'insomnie, qui est en est une forme dérivée. « L'insomnie est une variante de celle de Tourette - les courses cérébrales éveillées, échantillonnant le monde après que le monde se soit détourné, le touchant partout, refusant de s'installer, de se joindre au signe collectif. le cerveau insomniaque est aussi une sorte de théoricien du complot, croyant trop en sa propre importance paranoïaque - comme s'il devait cligner des yeux, puis s'assoupir, le monde pourrait être envahi par une calamité envahissante, que ses réflexions obsessionnelles sont en quelque sorte en train de repousser ».
Le roman est également un hymne au quartier de Brooklyn, où
Lethem est né, a grandi et y est revenu après la Californie. On retrouve cette quasi nostalgie dans « La
Forteresse de Solitude ».
Lethem passe son enfance dans le Nord du quartier miteux de « Gowanus » dans les années 1970, au moment même où ce quartier est sur le point de se transformer en quartier bobo avec « Boerum Hill » et « Cobble Hill ». le quartier qui entoure le canal de Gowanus était particulièrement pollué par des déchets industriels. Il a été littéralement transformé en un quartier vivant, avec le plus grand marché en plein air le dimanche, qui fait l'attraction des habitants « bobo ».
Le quartier de « Cobble Hill » qui abrite Dean Street et Atlantic Avenue, lieux de prédilection de «
Les Orphelins de Brooklyn » est déjà plus select, à mesure que l'on avance vers l'East River. Petites maisons avec jardins et verdure, beaucoup d'épiceries et de commerces indépendants.
Un peu plus au nord, Williamsburg est devenu polyethnique, avec une importante communauté juive orthodoxe, notamment des partisans de la secte hassidique, venus de Pologne. Ils se distinguent par leur idiome, le yiddish. Mais surtout par leurs vêtements distinctifs. Les hommes sont habillés de noir avec un long caftan et un chapeau ou une toque de fourrure le « schtreimel », des papillotes le long du visage et une barbe. Les femmes doivent porter des jupes et dissimuler leurs cheveux. Les deux sexes sont strictement séparés. le contraste est énorme, lorsque l'on sort du métro venant de Manhattan, après le passage sur le Williamsburg Bridge. J'avais repéré deux librairies indépendantes près de Court Street, « McNally Jackson » et « Books are Magic », qui proposaient des rayons entiers de livres de chez McSweeney's. Un régal.