Je pense ne pas avoir été et ne toujours pas être dans cette équipe. Celle de ces gars qui font tourner les têtes de celles et ceux qui les frôlent. Accident dans le continuum espace-temps, anomalie qui perturbe l'écoulement du flux tellement leur présence est irréfutable. Comme l'éléphant de
Vialatte. Toujours stupéfiant à observer, comme l'arrivée d'un félin dans un documentaire animalier
Thadée (qui signifie "courageux", "donné par dieu", "nourri à la mamelle" oui, oui, ça fait beaucoup pour un si petit prénom, c'est du 3 en 1) et Zachée (voulant dire "pur et innocent"), eux, sont deux jeunes hommes à qui la vie semble avoir souri démesurément. Peut-être un peu trop, glissant vers le rictus inquiétant, la balafre hideuse.
La beauté, ce luxe naturel. Cette noblesse sans titre qui surgit au milieu des êtres sans que l'on ne sache vraiment pourquoi ni comment, ils l'ont. On les observe donc, jouir de cette facilité qu'elle peut donner dans certaines circonstances comme un lubrifiant social très élaboré. Coupe-file qui fait gagner du temps et épargne les efforts inutiles.
Ces deux frères glissent donc dans la vie comme une goutte d'eau sur un tissu hydrophobe : avec aisance et sans accrocs. Dieux bouclés, ils font la fierté de leurs parents et par dessus tout de Mylène, leur mère. On peut dire qu'elle frôle le gâtisme tant elle les admire, les bade, leur pardonne tout.
Même l'inexcusable.
Un évènement violent va venir briser cet équilibre familial et labourer les chairs, taillader le quotidien, faire saigner les apparences en logeant ses morceaux acérés dans la graisse d'un bonheur bien plus fragile que l'on ne pouvait le penser.
Cette péripétie arrive très tôt dans le roman, page 14.
Tonnerre éclatant dans un ciel paisible, tout le train-train va dérailler bien gentiment. L'aquarelle va inexorablement baver dans un Rorschach perturbant où tout le monde verra ses démons se matérialiser dans une mêlée humide.
Rebecca Lighieri, l'alias d'
Emmanuelle Bayamack-Tam, excelle dans la peinture de l'adolescence et de la violence : ses tensions, ses fêlures et surtout le passage à l'acte qui couve en son sein et dont elle s'est faite une spécialité. Potion bouillonnante sous le couvercle des métamorphoses physiques, marmite frémissante. C'est un moment de vérité où le précipité des passions et des émotions peut se révéler hautement instable. On comprend que cela intéresse autant un écrivain.
Après ma lecture d"
Il est des hommes qui se perdront toujours", je note qu'elle persiste dans cette direction suivant la trajectoire de personnages dans leur jeune vingtaine qui viennent à peine de s'extirper de la lessiveuse automatique qu'est cette période mais qui en gardent les stigmates.
L'adolescence n'est pas cette frontière absolue que tout le monde franchit uniformément, complètement et au même moment. Il y a des adolescents attardés, des adultes trop verts et des primeurs poussés trop vite (je pense ici à Ysé la benjamine de la famille)
Thadée et Zachée se lancent donc dans la vie, boucliers, casques et lances à la main. Héros d'une Iliade sans remparts de pierre mais où les murailles sont faites d'eau. Car oui, ces deux frères vivent, mangent et dorment surf, ce qui les mènera des plages du pays Basque à celles de la Réunion puis du Portugal.
Avertissement, vous allez devoir un peu vous plonger dans le lexique de ce sport car beaucoup de termes sont utilisés dans le récit et ils ne peuvent pas tous être compris uniquement par le contexte. En ce qui me concerne, j'adore découvrir de nouveaux mots, donc ça ne m'a pas du tout gêné.
Rebecca Lighieri a, de son propre aveu, mangé des heures de vidéos de surf et lu beaucoup de magazines pour s'acclimater à ce vocabulaire et l'incorporer à sa recette. Elle s'est également inspirée de faits-divers réels et notamment de l'histoire d'Éric Dargent dit "le surfeur d'argent".
Par d'assez courts chapitres, chaque personnage majeur de l'histoire va prendre la parole, livrant sa vérité et écornant un peu plus à chaque fois la belle photo de famille. En un cercle excentrique, de la famille nucléaire aux personnes extérieures. Exception faite de la petite soeur, Ysé (déesse) la cadette, dont la prise de parole vient terminer le récit.
Cette entorse s'explique selon moi par le caractère assez atypique de cette jeune fille et sa position dans cette famille : excentrique. Très justement.
Encore une fois, j'ai vraiment détesté certains personnages/narrateurs comme cela avait déjà été le cas dans ma précédente lecture de RL. Je m'en accommode et cela devient un attendu presque. Je pressens ce moment où je vais être percuté dans mes valeurs et ça commence à me plaire. Je gaine, mains derrière la tête, dans la perspective du crochet bas. Et je dois dire que je n'ai pas été déçu, encore une fois.
RL révèle peut-être chez moi un fond masochiste que j'avais découvert lors de ma première et dernière lecture de
Guillaume Musso. Mais elle appuie dessus de tout son poids et...j'aime bien ça on dirait...quand c'est bien fait. (pizza aux anchois, table 3 pour Guillaume. T'as capté...)
De l'aveu de
Rebecca Lighieri, ce roman est une autopsie de la pulsion : comment des jeunes gens parviennent à gérer cette force noire qui nous travaille tous et toutes, et comment d'autres y échouent lamentablement ou ne luttent même pas, pour certains d'entre eux.
Et je pense que c'est cette ombre portée que l'on traque partout sous la surface de ce récit, que l'on sent. Cette menace qui peut à tout moment surgir et briser les os, les vies, les vernis. Elle fait voir sa masse obscure puis disparaît comme elle est venue, laissant un goût de sang dans la bouche.
Le vrai risque c'est celui-là et c'est pour cela que l'évènenement qui arrive au début du roman n'est qu'un leurre ou une mèche à étincelles qui détourne l'attention. Les explosifs sont ici d'un tout autre ordre.
C'est bien trouvé de la part de RL de brouiller ainsi les pistes et de nous faire prendre l'ombre pour la proie.
Le surf vient mettre tout cela en exergue, par contraste : activité de plein air, de soleil, de communion avec les éléments, il véhicule une image très saine, pleine d'équilibre qui tranche tout à fait avec la noirceur qui se dégage de certains personnages et qui vient ternir l'image idyllique. (C'est RL qui le dit hein...je reprends juste)
On retrouve un sous-texte biblique également avec les prénoms de ces deux garçons et la référence explicite à un épisode vétérotestamentaire très connu. L'auteur semble ainsi jouer au dieu vengeur et courroucé qui exige un sacrifice sanglant et qui sème un chaos dramatique d'une main leste.
J'ai beaucoup aimé ce livre qui a refermé ses mâchoires sur moi sans ménagement, tirant sur mon frêle temps libre et l'emportant par gros morceaux sanguinolents. le terme happé est tout à fait à propos. Je me suis vu en grappiller des phrases, grattant quelques lignes, fébrilement, avant de partir au boulot le matin. Je ne sais qui du livre ou du lecteur ne voulait plus lâcher sa prise...
Seule la fin et son changement de ton assez inattendu ne m'ont pas paru nécessaires. Une touche de fantastique qui nuit au reste. Certains critiques ont parlé de
Stephen King...le clown présent dans l'histoire n'est pas suffisant pour évoquer "le roi" selon moi. Restons sérieux.
Cela reste un bon livre dont je me souviendrais mais pas pour ces raisons et cette référence indue.
Rebecca Lighieri a une plume énergique, brutale, qui va à l'essence, quitte à jouer avec elle sans concession et frôler l'incendie. Ça commence à me plaire et me taraude agréablement la boîte à certitudes. C'est déjà bien suffisant.
Je suis toujours étonné par sa rudesse envers ses personnages dans ses interviews. Ainsi de Zachée qu'elle ne trouve pas intéressant et qui de toute façon n'a aucun mérite...Ouch. Coup de tête, balayette.
A nouveau, je m'étonne devant certains mots d'argots que je n'ai jamais entendu. Mais je prends de l'âge, je ne suis pas infaillible et je sais que selon notre situation géographique, il y a des mots qui ne franchissent pas certaines régions.
Enfin bon, si quelqu'un a déjà entendu le terme "star-star" auparavant, je veux bien qu'il me le dise dans les commentaires...ça me fout un coup de vieux...un peu comme la crème anti-cernes que j'ai reçu à mon anniversaire.
Dernier verre avant la route, j'ai apprécié cette "buanderie" que l'on retrouve dans cette maison et où beaucoup de choses se passent. Lieu mal défini. En sous-sol, souvent, chtonien, mais où l'eau, la vapeur ont aussi leurs places. Espace de stockage, de repli, caverne primordiale. On peut y fumer en soumsoum alors qu'on a officiellement arrêté à la mort de tonton André. Il y a 4 ans. Surtout, on peut y écouter les bruits primordiaux de la maison. Son pouls. J'aurais adoré avoir une buanderie. Bref, je vous laisse découvrir ce que l'on y fait chez les Chastaing.
Bonne lecture.