À l'occasion du centenaire de sa naissance, les éditions des femmes sortent une nouvelle traduction des oeuvres de
Clarice Lispector, auteur brésilien essentielle pour
Antoinette Fouque, au demeurant mal connue chez nous.
La dame a la réputation d'être difficile. Et ce n'est pas qu'une réputation ! Il faudrait pour la lire être son traducteur et bûcher jour après jour sur l'étrangeté et la précision de sa langue. À défaut, la lire lentement et naviguer, comme il se doit, entre répulsion et fascination, hésitant à entrer dans le livre comme la narratrice temporise devant l'insecte répugnant qu'elle a délogé du fond d'une armoire aussi écailleuse que la blatte.
Au bout de 200 pages, G.H. mangera non pas l'insecte mais la substance blanche qui en sourd et qui symbolise la permanence de la vie, proche du sperme ou du lait maternel.
Comment en arrive-t-on à vouloir bouffer une blatte ? On peut lire cette « Passion » comme une cérémonie cultuelle, une grand messe qui culmine avec cette eucharistie à peine moins répugnante que celle à laquelle nous sommes habitués, sinon que l'on y célèbre moins J.C. que G.H. (le genre humain ?). On peut aussi y suivre la lente dépersonnalisation d'une bourgeoise habituée à se satisfaire de n'exister que par le regard vaguement bienveillant des gens de son monde. La voilà qui pénètre dans la chambre de sa bonne remerciée, qu'elle avait reléguée au milieu des chiffons à poussière et dont elle découvre avec surprise le lieu de vie organisé et monacal. Dans ce lieu étranger au coeur de son appartement, une figure dessinée par la bonne, et qui la représente, elle : soustraite à ses certitudes, la narratrice découvre alors la blatte, figure de la vie permanente, grouillante et venue du fond des âges. Prise de vertige, el
le contemple l'animal coincé dans la porte du meuble et y voit un visage de femme, y voit l'humanité et s'y perd dans la contemplation du divin. Au rebours de la Genèse, G.H. va faire le vide en elle et remonter du monde organisé à l'altérité, à l'inhumanité, au néant, au neutre. Dans son extase, la blatte et elle fusionnent mais l'indistinction prendra fin lorsqu'elle vomira l'insecte à peine avalé.
Il faut renoncer au mysticisme et à la béatitude, nous dit cet épilogue. Et malgré toutes les exactions commises par les hommes (et
Clarisse Lispector en connaît un rayon là-dessus, petite juive née en Ukraine en 1920…), échapper à la contemplation et à la « fuite impardonnable » hors de la condition humaine.
Bref, faire d'un cafard un cosmos et le regarder dans les yeux pendant 250 pages, c'est quand même sacrément plus culotté que l'absence de sujet cher à
Gustave Flaubert qui s'imaginait avoir écrit un roman sur rien dès lors qu'il racontait les extases adultères d'une bourgeoise normande. Petit joueur, va.
Moi aussi, j'ai mis mes yeux dans ceux de G.H., plongé dans le stream of consciousness et expérimenté l'ennui dont
Roland Barthes prétendait qu'il signalait l'inconfort qui prélude à la jouissance d'un texte novateur et renversant. Mais si j'ai poliment accompagné la dame jusqu'au bout et apprécié la performance, je suis restée de marbre devant ce mysticisme à sang froid.