Ce tout petit livre de la collection Ekphrasis (éditions Invenit) semble avoir fait l'objet de tous les soins auxquels on puisse s'attendre pour un livre de qualité : format agréable, couverture cartonnée souple douce au toucher et rigide à la fois, typographie soignée et aérée qui rend la lecture aisée, reproductions de qualité : de l'élégance, du soin, un souci du confort de lecture. La forme est donc simplement parfaite. Il aurait peut-être fallu juste prévoir quelques agrandissements de « détails » quand l'oeuvre gravé est si fouillé qu'il en devient un peu difficile à déchiffrer.
Quant au fond, c'est une pure merveille!Je craignais un peu un cours sur l'art de Dürer, une mise en perspective avec ses contemporains et
L Histoire, un regard critique sur le travail du graveur et celui du dessinateur.
Il y a tout cela, mais il y a aussi un véritable point de vue de
Alberto Manguel, une lecture qui sert de point de départ vers une réflexion philosophique sur notre temps, sur le rôle du lire et de l'écrire aujourd'hui, sur le monde tel que nous le voyons se détruire sous nos yeux avec notre complicité muette. Une méditation sur l'être, l'identité, le devenir. Un regard sur les actes de terreur (« tout acte de terreur conteste sa justification »), sur les religions, sur la place de l'Homme entre Terre et Paradis ou Enfer.
Ce cheminement intellectuel s'appuie bien sûr sur les seize bois gravés du maître de Nuremberg à la toute fin du XVème siècle. Mais on suit la pensée de l'auteur au fil de l'observation des dessins, on entend la conversation d'un homme nourri de classicisme aussi bien en peinture qu'en littérature. Il cite les poètes, la Bible, l'Évangile,
Homère et donne les clés nécessaires à la compréhension du texte de Jean de Patmos, texte d'un rêve écrit par le rêveur, non pas prophétie mais vision.
Mais il lit aussi à la lumière de notre monde moderne : la conférence des scientifiques de 1992 a alerté le monde sur les dangers de notre façon d'appauvrir la Terre. Les anges qui « retiennent les vents » alertent déjà sur la destruction programmée de notre planète.
Des passages plus intimes nous émeuvent, tel celui consacré à la vieillesse et à la décrépitude des corps. Quand Jean, âgé, pleure, l'un des vieillards le console. le corps nous trahit : jeune, il semble ne pas nous appartenir tant il se fait discret. Devenu vieux, « aujourd'hui, même quand je suis seul, mon corps est toujours là, tel un visiteur non désiré, il fait du bruit quand j'ai envie de réfléchir ou de dormir, il me pousse du coude quand je suis assis ou quand je me promène. Peut-être est-ce à cela aussi que pensait le vieux Jean de Patmos quand il pleura. »
L'écrivain trouve dans « La première trompette » le prétexte à méditer sur la place de l'artiste et de son oeuvre dans le monde : »L'artiste crée une oeuvre qui doit être complétée par son public et est, par conséquence, nécessairement imparfaite : c'est par les vides de l'oeuvre que le lecteur y insuffle la vie. »
In fine, l'Apocalypse « représente la mort de toutes choses, non comme la fin dernière mais comme l'ultime étape dans le combat entre le bien et le mal. » « A la question angoissée : « Que va-t-il advenir de nous ? », le livre de Jean répond par une abondance d'images de ces « événements qui doivent arriver bientôt » et incite ses lecteurs à les déchiffrer. »
L'omniprésence du chiffre sept scande les dessins : sept anges, sept sceaux, sept trompettes, sept coupes, sept nouvelles visions, jusqu'à la dernière désignée du doigt par l'Ange : la nouvelle Jérusalem.
Un livre précieux, à relire souvent et à méditer.