L'idée que la liberté, c'est-à-dire le règne de l'humain, ne commence qu'au-delà de l'emprise de la nécessité et que l'homme ne surgit comme sujet capable de conduite morale qu'à partir du moment où, cessant d'exprimer les besoins impérieux du corps et sa dépendance du milieu, ses actions relèvent de sa seule détermination souveraine ; cette idée a été une constance de
Platon à nos jours. Pour qu'il n'y ait pas de malentendu, pour que cette critique ne soit pas exposée à un contresens de lecture, il faut réaffirmer en préambule de ce commentaire que
le travail qui consiste à produire et reproduire les bases nécessaires à la vie ne relève pas pour nous de la liberté ; et que l'accroissement sans précédent de la productivité par le capitalisme doit permettre à notre avis la réduction du temps consacré au travail matériel déterminé par le besoin ou par des buts extérieurs.
Le livre de
Pierre Larrouturou et de
Dominique Méda, s'il a bien pour sujet la réduction du temps de travail, a de toutes autres raisons que les nôtres. La rationalité économique capitaliste est en effet au fondement de l'ouvrage et une indéniable révérence devant l'argent et le pouvoir politico-industriel s'y dévoile. Pour nos deux auteurs, paraphrasant Tancredi, avec moins de panache et de lucidité sans doute que lui, « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». le choc actionnarial des dernières décennies, c'est-à-dire l'exigence de dégager une rentabilité des capitaux sans précédent, a nécessité d'imposer plus encore les désirs des capitalistes. le régime libéral a pour cela entrepris de produire des affects joyeux et intrinsèques. Totalitarisme confondant la vie de travail et la vie tout court, il a imposé dernièrement à tous la réalisation de soi dans et par
le travail.
Pierre Larrouturou et
Dominique Méda, en bons prébendiers, veulent oublier cela et rassurer leurs mandants, sous-chapitres 7 : « La RTT n'a en rien plombé la compétitivité de la France », « La RTT n'a certainement pas dégradé la valeur travail ».
Entre 2008 et aujourd'hui, sans compter ceux, invisibles, qui sont sortis du marché du travail, le nombre d'inscrits à « Pôle emploi » est passé de 3,5 à 6,5 millions ; la croissance n'est pas au rendez-vous et les coûts du chômage, de 80 à 100 milliards par an, ont explosés. Dont acte.
Pierre Larrouturou et
Dominique Méda, de façon exclusivement comptable, hors de tout rapport de force véritable, invitent à faire le lien entre les gains de productivité très importants réalisés ces trente dernières années, leur mauvais partage et l'augmentation du chômage et de la précarité. Ils plaident, après tant d'autres et avec le succès que l'on sait, pour une moralisation et une rationalisation du capitalisme. Ne doutons pas qu'ils seront entendus et que la force intrinsèque de leur solide bon sens sera suffisante. Une réduction forte et généralisée du temps de travail est, en effet pour les deux auteurs, le seul moyen d'obtenir des créations d'emploi significatives. Pour en assurer leur financement, ils préconisent une exonération des cotisations sociales représentant 8% du coût du travail et ceci exclusivement pour les entreprises ayant réduit leur durée réelle hebdomadaire à 4 jours - 32 heures et ayant créé au moins 10% d'emplois en CDI (6,4 % seraient à la charge de l'Unédic qui verrait le nombre de ses chômeurs à indemniser fondre comme neige au soleil et le reste à celle de l'état). Cette exonération, assortie d'un blocage des salaires mais aussi de l'abandon de certains avantages sociaux et d'avantages sociaux certains, permettrait de garantir le financement intégral de la mesure car il faudrait qu'elle ne coûte rien au patronat. L'écriture est d'une absolue platitude et toute cette « épicerie » élémentaire est répétée ad nauseam, c'est à s'en décrocher la mâchoire.
Il vaut décidément cent fois mieux que vos idées soient attaquées par
Pierre Larrouturou et
Dominique Méda que défendues par eux tant leur démonstration est peu convaincante. L'utilisation importante et brouillonne de sources journalistiques et de ternes rapports technocratiques (ceux des auteurs ne sont pas les moins édifiants) au détriment d'une littérature de fond pourtant riche sur la question, la mobilisation de quelques cas anecdotiques sont symptomatiques d'un certain renoncement et d'une méconnaissance certaine. Les arguments invoqués et les textes cités en référence concernent des périodes très différentes qui ignorent royalement la spécificité de la crise financière actuelle (aux deux sens du terme : ne pas savoir mais aussi négliger). Les démonstrations sont déroutantes et contradictoires. Larrouturou et Méda marquent, sans apparemment s'en apercevoir, contre leur propre camp. Ils observent ainsi qu'une forme ou une autre de partage du travail a bien été instaurée, avec plus d'emplois précaires, plus de temps partiel, sans qu'il y ait eu le moindre effet sur le chômage. L'économie n'est pas en effet, n'en déplaise aux essayistes, qu'affaire de robinetterie, de baignoires qui se vident et se remplissent. Elle est autant une question de politique économique. Nous ne résistons pas ici au plaisir réjouissant de citer, à titre d'exemple de source invoquée fort médiocre, la prose du très médiatique
Patrick Artus. Un article, où l'ignorance le dispute à la prétention d'une économie de l'addition et de la soustraction ornementée de grand P, grand N, petit t, grand W, donne quitus à la formule Larrouturou de partage du travail. L'économiste, sans sourciller, additionne en tête d'article emploi et productivité horaire et égale le tout à la baisse de la durée du travail. Nous en restons bouche ouverte et bras ballants et nous ne pouvons qu'être très, très inquiets pour le cercle des économistes, l'autorité des marchés financiers (AMF), la recherche économique de la banque Natixis et l'administration de Total à qui
Patrick Artus offre ses services.
Le titre tapageur « Einstein avait raison » (intemporalité et omniscience du physicien) faisait craindre le pire, nous n'avons eu que de l'insignifiant.