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Jean-Marie Saint-Lu (Traducteur)
EAN : 9791095434511
184 pages
Editions Do (21/03/2024)
5/5   1 notes
Résumé :
"N’entre pas docilement dans cette nuit paisible" tente de reconstruire une existence qui avance vers la maturité, celle de l’écrivain, à travers une existence qui s’est épuisée sans remède, celle de son père. Comme Philip Roth dans "Patrimoine", Amoz Oz dans "Une histoire d’amour et de ténèbres", Ricardo Menéndez Salmón explore l’histoire familiale pour se comprendre à partir des zones d’ombre et de lumière paternelles. Le résultat est un texte qui traverse les dom... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
« Quand j'écrivais ce livre, je me suis senti comme un ethnographe qui visiterait les différentes scènes d'une région lointaine et les habitants d'une culture sur le point de disparaître. Comme ce personnage, contrôleur inflexible, qui a peuplé quelques-unes des pages de ma bibliothèque avec Malinowski et Levi-Strauss pour maîtres de cérémonie, je fus délégué pour étudier non une forme de société dans les Îles Trobriand ou dans les méandres du Paraná, mais une existence individuelle, celle de mon père, devant laquelle je me recueillis comme un notaire qui dresse un acte. »
(p.144)
Sous ce titre, N'entre pas docilement dans cette nuit paisible, emprunté à un vers de Dylan Thomas («Do not go gentle into that good night », extrait d'un poème consacré à la mort du père du poète), Ricardo Menéndez Salmón propose un hommage paradoxal et ambivalent à son père, un homme qu'il a réussi à aimer, tout en souffrant, dès ses onze ans, du poids insupportable du surgissement de sa maladie dans sa propre vie :
« Il m'a fallu trente ans pour comprendre comment la maladie de mon père a fait de moi un malade. Un malade imaginaire, veux-je dire. C'est cet ajout, ce qualificatif, qui est dramatique.
Parce que sauf en de très ponctuelles occasions, j'ai été et je suis une personne d'une excellente santé affligée de souffrances monstrueuses de nature psychosomatique. le climat global de ma vie, sa métaphore dominante, a été la maladie. Kidnappé par la mauvaise santé d'un autre, réduit en esclavage par un vade-mecum de préventions devant le fait d'être vivant, j'ai achevé mon enfance, dépassé mon adolescence, parcouru ma jeunesse et pénétré dans la maturité escorté par une sévère hypocondrie et une obsession féroce des avatars de ma santé. "La maladie a été mon destin. Mon pays. Ma bannière." »
(pp.23-24)
Entamant la rédaction de ce récit près de deux ans après la mort de son père, il révèle l'urgente nécessité de l'écriture de ce texte, comme s'il ne pouvait échapper à son surgissement, à l'exigence de cette confession. Et en même temps, s'il souligne combien ce destin familial a pu influencer toute son oeuvre – une oeuvre hantée par le mal, comme si la maladie du coeur paternel l'entraînait inexorablement, à chaque nouveau livre, vers, selon ses propres mots, « le coeur des ténèbres » - il entend refuser l'habituel confort de la fiction, se faisant obligation d'une « honnêteté » radicale, d'une ascèse littéraire qui l'autoriserait à approcher au plus près ce qui aura été vécu, travaillant, comme il est dit dans le passage cité plus haut, à la façon d' « un notaire qui dresse un acte ».
L'infarctus de ce père, qui partageait en outre avec lui son prénom, Ricardo, contamine toute la vie familiale, entraînant pour l'enfant, comme pour l'adulte que l'écrivain est aujourd'hui devenu, une perte quasi-complète du souvenir de ce qu'il aura vécu avant l'apparition de cette maladie de coeur. Contemplant des photos du couple de ses parents avant sa naissance et dans sa première enfance, il est là comme face à un trou noir, incapable d'imaginer désormais les sentiments qui pouvaient unir ce couple. Lui-même vivra une adolescence dans l'esclavage permanent de la souffrance paternelle, avant de fuir la maison familiale à vingt ans :
« Quand je regarde en arrière et que je pense à cette époque, je revois les deux chambres de la maison familiale. Dans l'une, interdite mais excitante, irradiant son charme sombre et malveillant, mes parents passaient leurs nuits suspendus à un coeur blessé et préparés comme une phalange entraînée dans une parfaite discipline. Ma mère, le téléphone près d'elle, était constamment sur le point de faire n'importe quel numéro garantissant une assistance immédiate. Mon père, entouré de viatiques chimiques, avec une blessure intérieure qui était un organisme omnivore, non repu et insatiable, dormait du sommeil puéril de la pharmacopée. Au bout du couloir, dans sa chambre à lui, un enfant de onze, douze, treize, quatorze ans, au lieu de s'abandonner à la lecture, à la masturbation ou à l'ennui, prenait son pouls, se sentait envahi par une petite fièvre persistante, explorait les encyclopédies médicales pour y dénicher les plus notables, létales et insolites manifestations de la maladie. Son destin, décidé par autrui, avait trouvé une vocation méphistophélique. Dans cette perpétuelle imposture, en quête d'un symptôme ou d'un syndrome, pris dans le cercle de la maladie sans nom, il était chaque nuit vaincu par un cauchemar. » (p.26-27)
Plus tard, ce qui est évoqué dans une seconde partie aussi dramatique que le début du texte, le père tentera de répondre à cette mutilation de sa vie par l'alcoolisme, ajoutant un mal à un mal, avant que la réaction violente de sa femme à cette lente déchéance ne l'oblige à changer radicalement de posture, adoptant une sorte de discipline maniaque dans son existence, marquée désormais par sa passion des collections (le récit de Ricardo Mendéz Salmón évoque ici, même si le ton en est plus grave, celui d'Anne Pauly, Avant que j'oublie (Verdier, 2019), confrontée elle-même à un père malade et collectionneur…).
Et c'est ainsi que, parmi ces collections, l'écrivain découvrira que son père accumulait scrupuleusement tous les témoignages, articles et photos, jalonnant la carrière de son fils écrivain, nourrissant les archives de sa gloire. Une manière de plus de mener sa « résistance », pour reprendre le mot-titre de la dernière partie du livre, d'affirmer sa volonté de vivre au moment où sa santé n'en finit plus de se dégrader. Dans ces pages où « l'honnêteté » revendiquée par Ricardo Mendéz Salmón (au risque assumé d'une certaine impudeur) trouve son expression la plus déchirante, c'est aussi, au-delà d'une vraie déclaration d'amour pour ce père pourtant si encombrant, l'affirmation d'une dette d'écriture à son égard, la puissance de cette écriture « maïeutique » comme léguée par cette destinée familiale :
« Il existe en espagnol une très belle expression pour dire la naissance : « dar a luz ». Indépendamment de l'origine du syntagme, discuté par l'étymologie, cela suggère un passage d'un lieu sombre à un lieu éclairé, d'un environnement de réclusion à un environnement de liberté, d'un lieu de recueillement à un lieu d'expansion. le terme « maïeutique », en référence à l'art de l'obstétrique, a été appliqué à la méthode en vertu de laquelle Socrate conduisait ses interlocuteurs à « donner à lumière » leur propre pensée, qui vivait en eux, secrète et ignorée. D'une façon semblable, la littérature, qui est une autre sorte de maïeutique, amène à la lumière, donne à lumière, éclaire l'obscurité dans laquelle notre vie se forme et, dans une bonne mesure, se déroule. Car, sans elle, sans cet instrument d'éclaircissement qu'est l'écriture, la vie serait encore plus aveugle et plus épouvantable qu'elle ne l'est. » (pp.105-106)
Comment mieux vous inviter à découvrir ce texte aussi poignant pour ce qu'il évoque d'une tragique filiation que fécond dans ce qu'il nous fait entrevoir des pouvoirs de l'écriture ?
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Quand j’écrivais ce livre, je me suis senti comme un ethnographe qui visiterait les différentes scènes d’une région lointaine et les habitants d’une culture sur le point de disparaître. Comme ce personnage, contrôleur inflexible, qui a peuplé quelques-unes des pages de ma bibliothèque avec Malinowski et Levi-Strauss pour maîtres de cérémonie, je fus délégué pour étudier non une forme de société dans les Îles Trobriand ou dans les méandres du Paraná, mais une existence individuelle, celle de mon père, devant laquelle je me recueillis comme un notaire qui dresse un acte.
(p.144)
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Il m'a fallu trente ans pour comprendre comment la maladie de mon père a fait de moi un malade. Un malade imaginaire, veux-je dire. C'est cet ajout, ce qualificatif, qui est dramatique.
Parce que sauf en de très ponctuelles occasions, j'ai été et je suis une personne d'une excellente santé affligée de souffrances monstrueuses de nature psychosomatique. Le climat global de ma vie, sa métaphore dominante, a été la maladie. Kidnappé par la mauvaise santé d'un autre, réduit en esclavage par un vade-mecum de préventions devant le fait d'être vivant, j'ai achevé mon enfance, dépassé mon adolescence, parcouru ma jeunesse et pénétré dans la maturité escorté par une sévère hypocondrie et une obsession féroce des avatars de ma santé. "La maladie a été mon destin. Mon pays. Ma bannière."
(pp.23-24)
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Quand je regarde en arrière et que je pense à cette époque, je revois les deux chambres de la maison familiale. Dans l’une, interdite mais excitante, irradiant son charme sombre et malveillant, mes parents passaient leurs nuits suspendus à un cœur blessé et préparés comme une phalange entraînée dans une parfaite discipline. Ma mère, le téléphone près d’elle, était constamment sur le point de faire n’importe quel numéro garantissant une assistance immédiate. Mon père, entouré de viatiques chimiques, avec une blessure intérieure qui était un organisme omnivore, non repu et insatiable, dormait du sommeil puéril de la pharmacopée. Au bout du couloir, dans sa chambre à lui, un enfant de onze, douze, treize, quatorze ans, au lieu de s’abandonner à la lecture, à la masturbation ou à l’ennui, prenait son pouls, se sentait envahi par une petite fièvre persistante, explorait les encyclopédies médicales pour y dénicher les plus notables, létales et insolites manifestations de la maladie. Son destin, décidé par autrui, avait trouvé une vocation méphistophélique. Dans cette perpétuelle imposture, en quête d’un symptôme ou d’un syndrome, pris dans le cercle de la maladie sans nom, il était chaque nuit vaincu par un cauchemar.
(pp.26-27)
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À vingt ans, je vivais déjà dans la splendide impudeur de la littérature. Mais cette impudeur à laquelle ce livre aspire ne doit pas être prise pour de l’orgueil. L’écriture, dans ce qu’elle possède de dépouillement, renferme la virtuosité de l’ascète. Il y a dans tout écrivain quelque chose d’une citadelle assiégée. Comme s’il était le dernier (le seul parfois) conjuré d’une croisade perdue dès son énoncé.
J’ai acquis cette habitude presque monacale du renoncement très jeune encore, quand je me suis installé dans l’opposition à un pouvoir que je jugeais insupportable au moyen d’une pratique réitérée, entêtée, dépourvue de récompense précise. Sans le savoir peut-être, j’énonçais ce que l’écriture a d’affront, d’offense, de guérilla. Pour le dire autrement : je commençais à comprendre que seul le faible a besoin de raconter des histoires (le fort se contente d’en être le héros), mais que dans cette faiblesse se cache une immense réussite. Personne ne saurait rien du fort si ses succès demeuraient inédits. Tout pouvoir, même le plus féroce et le plus indestructible en apparence, a besoin d’un scribe.
(pp.44-45)
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Il existe en espagnol une très belle expression pour dire la naissance : «dar a luz ». Indépendamment de l’origine du syntagme, discuté par l’étymologie, cela suggère un passage d’un lieu sombre à un lieu éclairé, d’un environnement de réclusion à un environnement de liberté, d’un lieu de recueillement à un lieu d’expansion. Le terme «maïeutique », en référence à l’art de l’obstétrique, a été appliqué à la méthode en vertu de laquelle Socrate conduisait ses interlocuteurs à « donner à lumière » leur propre pensée, qui vivait en eux, secrète et ignorée. D’une façon semblable, la littérature, qui est une autre sorte de maïeutique, amène à la lumière, donne à lumière, éclaire l’obscurité dans laquelle notre vie se forme et, dans une bonne mesure, se déroule. Car, sans elle, sans cet instrument d’éclaircissement qu’est l’écriture, la vie serait encore plus aveugle et plus épouvantable qu’elle ne l’est.
(pp.105-106)
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