Ce livre n'est pas uniquement un recueil de poésies, on y trouve aussi des textes et de courtes pièces de théâtre... et je dois avouer que certains m'ont paru assez longs pour que je les lise en diagonale... Des poèmes ont heureusement éveillé mon intérêt mais dans l'ensemble je suis assez déçue. J'ai lu de bien meilleurs livres de ce grand poète, mais même les génies peuvent être fatigués ou parfois un peu moins excellents.
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Peuples heureux n'ont plus d'histoire (Gastronomie du Temps)
Autrefois le grand homme, lui, n'avait jamais une minute à lui, fastueux et généreux, il donnait tout son temps à l'Histoire mais sans songer à l'indifférence historique des hommes de l'après-histoire.
Demain déjà, ils se promènent dans les rues de la vie, dans les rues de leurs villes et parfois c'est Paris.
De temps en temps, un passant arriéré s'arrête et tristement demande l'heure à un autre passant.
— Quand on me demande du feu, c'est un tout petit peu de mon feu qu'on me demande, quand on me demande l'heure, c'est un tout petit peu de mon temps qu'on me prend, répond l'autre en soupirant.
Puis, échangeant un coup d'ceil complice, ils décident de s'offrir mutuellement une pinte de bon temps à l'Enseigne du Bon Vieux Temps. Et l'enseigne représente un vieillard méchant au volant d'une antédiluvienne faucheuse mécanique couleur de corbillard antique. Et là, dans une cave désertique, ils prennent place parmi les rares consommateurs : les buveurs d'heures, les mangeurs de pendules, les distingués dégustateurs de chronomètres héroïques et d'éphémé-rides hiérarchiques.
Prenant leur temps, ils savourent avec ravissement un coucou Forêt-Noire 1870, un cadran astronomique Oolgotha trente-trois ans après Jésus-Christ, une pendule réchauffe-haine, un carillon Waterloo de derrière les fagots, un sablier aux lentilles d'Esaii, une clepsydre Sainte-Inquisition dans un vieil entonnoir de cuir, ou bien un œil-de-bœuf Charles ÎX Saint-Barthélémy 1572, un réveille-matin Louis XVI Guillotin 93, une horloge parlante Guillaume Tell garantie belle époque épique Helvétique.
Et se gardant bien d'avaler les aiguilles fatidiques, comme on se garde d'avaler les arêtes d'un poisson, la ficelle d'un rôti, ou les petits os d'un poulet, ils dégustent leur tempe ponctuellement.
— Et comme dessert, votre dernière heure, naturellement? demande le garçon poliment.
Ils font tristement oui de la tête et s'écroulent sur le ciment.
Dehors, dans un jardin beau comme une forêt, des enfants jouent auprès d'un torrent et ce torrent court dans des ruines dont personne ne demande le nom.
ÉTRANGES ÉTRANGERS
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes de pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres.
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet.
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd’hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos.
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.
Art Abstrus
Désagréablement surpris de vivre à peine satisfait de ne pas être mort jamais il n'adresse la parole à la vie
Il y a une nuance entre dire et demander merci
Et la tête entre les mains et les pinceaux tout prêts mais la couleur si loin
debout devant son chevalet de torture picturale il se regarde et s'observe dans le miroir de la toile où la mygale de la mégalomanie tisse et retisse à l'infini la décalcomanie logogriphique de ses spéculations esthétiques
Abstraire une vache pour en tirer du lait et tirer de ce lait le portrait d'un brin d'herbe que la vache a brouté
Pourtant
des tournesols de fer voltigent en Provence dans les jardins de Calder
pourtant sous la pluie contre un poteau télégraphique un vélo de Braque dit merci à l'éclaircie
pourtant Claude et Paloma Picasso ne prennent pas la peine de pousser le cadre pour sortir tout vivants du tableau
pourtant la bohémienne endormie rêve encore au douanier Rousseau
pourtant des éclats de soleil blessent encore l'oiseau tardif des paysages de Miro
pourtant à Florence cette haleine de fleurs peintes entre les lèvres de la bouche d'un visage de
Botticelli
a toujours le même parfum que le printemps de Vivaldi
pourtant aujourd'hui
en pleine lumière d'Antibes
dans une galerie d'art à Paris
l'enfant du sang des songes
frémissant et meurtri
devant une toile de Nicolas de Staël
chante sa fraternelle ritournelle
La mort est dans la vie la vie aidant la mort
la vie est dans la mort la mort aidant la vie.
OÙ JE VAIS D'OÙ JE VIENS
Où je vais, d'où je viens
Pourquoi je suis trempée.
Voyons, ça se voit bien.
Il pleut.
La pluie, c'est de la pluie
Je vais dessous, et puis,
Et puis c'est tout.
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.
C'est pour mon plaisir
Que je patauge dans la boue.
La pluie, ça me fait rire.
Je ris de tout et de tout et de tout.
Si vous avez la larme facile
Rentrez plutôt chez vous,
Pleurez plutôt sur vous,
Mais laissez-moi,
Laissez-moi, laissez-moi , laissez-moi, laissez-moi.
Je ne veux pas entendre le son de votre voix,
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.
Le seul homme que j'aimais,
c'est vous qui l'avez tué,
Matraqué, piétiné...
achevé.
J'ai vu son sang couler,
couler dans le ruisseau,
dans le ruisseau.
Passez votre chemin
comme je passe le mien.
L'homme que j'aimais
est mort, la tête dans la boue.
Ce que j'peux vous haïr,
vous haïr.. c'est fou... c'est fou... c'est fou.
Et vous vous attendrissez sur moi,
vous êtes trop bons pour moi,
beaucoup trop bons, croyez-moi.
[...]
DÉFINIR L'HUMOUR
( Réponse à une enquête )
Louable entreprise
définir tout est là
et le reste avec
Il faut savoir à quoi s'en tenir
Et il est grand temps que les entrepreneurs de définitions mettent l'humour au pied du mur c'est-à-dire à sa place là où on remet le maçon
Depuis trop longtemps on prenait trop souvent l'humour à la légère il s'agit maintenant de le prendre à la lourde
Alors messieurs définissez-le expliquez-le cataloguez-le contingentez-le prouvez-le par l'œuf disséquez-le encensez-le recensez-le engagez-le rempilez-le encagez-le dans la marine encadrez-le hiérarchisez-le arraisonnez-le béatifiez-le polissez-le sans cesse et repolissez-le
Enfin attrapez-le sans oublier de mettre votre grain de sel s'il en a une sur sa queue...
Poésie - Les feuilles mortes - Jacques PRÉVERT