Cher Marcel,
Cela ne te surprendra pas que je publie ces quelques lettres de toi. Tu n'es pas là pour les relire, pour les commenter, tu es, avec tant d'absents, avec Reynaldo Hahn, avec Lucien Daudet, avec René Peter.
Nous sommes encore là quelques-uns de tes contemporains : Fernand Gregh, Robert de Billy, Léon Blum, André Gide. Mais nous ne sommes là que pour peu de temps. Comme dit l'inscription du cadran solaire : "Il est plus tard que tu ne crois."
Mais je sens bien ta présence. Et tu ressuscites les seuls êtres qui ont été mêlés à ta vie et qui ont compté dans la mienne : maman, Elisabeth et Emmanuel. Sans eux je n'existerais pas, je ne compterais pas. Sans eux comme sans toi je n'aurais pas pu porter ce témoignage. Ce sont des absences qui sont des présences. Quelqu'un m'a demandé, en me parlant d'Emmanuel que tu as eu le bonheur de connaître :
"Quand avez-vous perdu votre frère ?"
Je répondis :
"Tous les jours."
Divine résurrection du chagrin, temps qui n'a pas dû être perdu pour être retrouvé. Temps impassible, immuable, grâce à quoi tu renais toi aussi.
Aujourd'hui et pour toujours,
Antoine Bibesco
Dédicace à la réédition des correspondances M. Proust/A. Bibesco publiées en 1949 (p. 7).
MARCEL PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN / LA P'TITE LIBRAIRIE