Très sensuel, bien écrit, agréable à Lire.
De Galandot incapable d'aller au bonheur de l'amour. L'amour le soumet avant qu'il ne le connaisse jamais.
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A la fin de la quatrième année de son séjour à Rome, M. de Galandot eut cinquante-cinq ans. On était en été et il faisait fort chaud. Le matin de cet anniversaire auquel, du reste, il n’avait guère pris garde, il se leva, comme de coutume, d’assez bonne heure. Il sortit. Il avait dans sa main une poignée d’olives sèches qu’il croquait en marchant et dont il laissait tomber les noyaux dans la poussière.
(…)
Pour aller à la rue del Babuino, M. de Galandot longeait les jardins de la villa Ludovisi, puis il n’avait qu’à descendre les escaliers de la Trinité-du-Mont pour se trouver place d’Espagne. Il marchait doucement, car la chaleur était accablante. Arrivé à la fourche de deux ruelles, il s’arrêta, hésitant de savoir laquelle il prendrait. Il y avait juste devant lui un gros caillou irrégulier qui semblait endormi dans la poussière. M. de Galandot le poussa du bout de sa canne. Il roula lourdement vers la ruelle de gauche et M. de Galandot l’y suivit sans se douter qu’il venait ainsi de décider du sort de sa vie. Il continuait à pousser la pierre du pied, tout en marchant. Il allait la tête basse et le dos voûté, comme cela lui arrivait fréquemment. Un léger bruit lui fit lever les yeux.
Une terrasse bordait la rue à cet endroit par un balustre à colonnettes au-dessus duquel des plants de vigne formaient berceau et laissaient retomber leurs pampres où se mêlaient quelques grappes de raisins. Il y avait sur la rampe une femme couchée. Elle était étendue de toute sa longueur sur la pierre tiède et semblait dormir, tournée un peu sur le côté. On voyait sa chevelure tordue sur sa nuque grasse, son dos souple, la saillie de ses reins. Une de ses jambes repliée soulevait sa robe et on apercevait son pied un peu en dehors de la balustrade. Il était chaussé d’une mule de satin jaune qu’il retenait de l’orteil et que, par un léger mouvement, elle faisait claquer doucement à son talon.
Sans doute que le bruit du caillou poussé par M. de Galandot du bout de sa canne et qui avait heurté le mur de la terrasse venait de réveiller le sommeil incertain de la belle, car elle se leva lentement, s’étira et s’assit le dos tourné à la rue. Elle était charmante ainsi. Ses mains élevées rajustaient une boucle de sa coiffure. Elle portait à son cou un collier de corail rouge à gros grains inégaux et une longue pendeloque brillait à son oreille.
Ce fut à ce moment sans doute qu’elle remarqua l’immobile présence de M. de Galandot. Elle se tourna à demi, puis, sans prendre garde à lui davantage, elle cueillit une grappe de raisin qui pendait à la treille à sa portée. Les pampres remuèrent.
Elle mangeait, grain par grain, lentement, voluptueusement, en tenant la lourde grappe gonflée à hauteur de ses yeux, tantôt vite, tantôt s’arrêtant pour la faire tourner entre ses doigts.
M. de Galandot, d’en bas, suivait ses gestes avec anxiété. A chacun des grains juteux et ambrés qu’elle mettait dans sa bouche, il éprouvait dans la sienne une fraîcheur délicieuse ; il lui semblait savourer je ne sais quoi de secret et de mystérieux ; il se sentait agité d’une émotion ardente et langoureuse. Un grand silence engourdissait l’air chaud.
Nicolas regardait. Sa main tremblait sur la pomme de sa canne. Une sueur froide lui coulait du visage. Il sentait revenir du fond de sa vie un trouble subtil et connu qui l’envahissait peu à peu. Cette jeune femme qui, les bras levés, la poitrine nue, mangeait un raisin, lui apparaissait comme debout au fond de son passé. Une heure lointaine et oubliée renaissait dans la minute présente. Il restait étourdi, le dos au mur. Ses lèvres balbutiaient un nom qu’il n’avait pas redit depuis de longues années : « Julie ! Julie !... »
— « Olympia, Olympia ! » cria dans le même moment une voix forte
et gaie.
Une porte s’ouvrait dans le jardin en contrebas de la terrasse.
Un chien jappa.
— « Olympia, viens donc voir l’habit que m’apporte Cozzoli,
continua la voix.
— Venez, signora » , dit à son tour un fausset aigu où M. de Galandot reconnut le petit tailleur.
La signora ne se dérangeait guère. Elle faisait tourner rapidement la grappe entre ses doigts. Il n’y restait plus qu’un seul grain ; elle le cueillit, le roula un instant, se retourna, puis, avec un grand éclat de rire, elle le lança vers M. de Galandot qui, la bouche béante, les yeux écarquillés, les jambes flageolantes et les mains tendues, le reçut juste à la joue d’où il rebondit, tomba à terre et y resta, juteux, doré et comme tout sucré de poussière.
M. Laverdon était un homme important. On s’accordait à lui reconnaître de la mine, de la tournure et même du raisonnement, car il accommodait quelques-unes des meilleures têtes de Paris. Il ressentait vivement l’honneur qu’elles lui faisaient en passant par ses mains, qu’il avait belles et dont il prenait grand soin, disant qu’elles étaient l’outil même de son métier. Son mérite lui valait une clientèle illustre et considérable. Il se targuait de connaître les hommes et se prétendait philosophe. On lui en cédait la prétention, car personne ne savait mieux que lui disposer avantageusement une perruque, la boucler, la friser ou la rouler.
Le retour de Julie au Fresnay était accueilli chaque année avec joie. Plusieurs semaines d’avance on s’y préparait. Mme du Fresnay composait ses friandises les plus appétissantes. Les buffets s’emplissaient d’assiettes odorantes et de flacons parfumés. Le plus beau du goût de Mme du Fresnay pour les pâtisseries était que ni elle ni son mari n’y touchaient jamais. Ils détestaient tous deux les sucreries, et toutes ces bonnes choses s’en allaient sur les tables du voisinage. Mme du Fresnay les distribuait à qui voulait, et on vit des mendiants et des pauvres, entrés dans la cour du château pour y demander un morceau de pain, en sortir la bouche pleine et la besace remplie des plus délicates gourmandises.
Il l’avait entrevue au théâtre, à travers les lumières de la scène, sous le fard, dans les costumes divers de ses rôles, avec ses amples paniers enguirlandés, sa coiffure élevée, parmi l’entrecroisement gracieux des figures de ballet qu’elle animait de sa danse élégante, spirituelle, noble ou passionnée. Elle se confondait dans son esprit avec la clarté des lustres, le mouvement de la musique et les événements fabuleux qu’elle représentait et dont elle débrouillait les intrigues de ses pointes promptes et légères. Elle était, en son souvenir, instable, changeante et fugitive, toute vaporeuse de gazes, tout illuminée du feu des diamants et comme volante de rythme et d’agilité, en une sorte de prestige mobile dont elle était le centre lumineux et qui rayonnait autour d’elle.
Au bout de ses bras pendaient des poings massifs et tout velus de poils fauves. Une courte et grosse perruque à rouleaux faisait ressortir, par sa blancheur poudrée, la teinte cramoisie du visage carré où l’on distinguait, dans une masse de chair comme bouillie, de petits yeux vifs, un rien de nez, une toute petite bouche en cul de poule avec une moue qui semblait prête à pondre.
INTRODUCTION :
« […] Prokosch (1906-1989) est un errant lucide. Il se refuse à être enchaîné par les lieux et par le temps. Il n'est pas gorgé de l'inévitable nostalgie des chercheurs d'infini. Il ne dédaigne pas les vignettes qui laissent à penser qu'une terrible beauté est en train de naître.
[…]
Si Prokosch pense que le monde a l'air de stagner, paradoxalement, il pense surtout (comme le magnifique Henri de Régnier[1864-1936]) que vivre avilit. Que le désir du beau, si cher à l'homme, fond comme neige au soleil à mesure que le temps passe. Alors, écrit-il, « le désir du beau devient une effrayante parodie, une espèce de rituel obscène, et finit par gâter précisément ce qui en nous est le plus proche de l'éternel. »
CHAPITRES :
0:00 - Titre
0:06 - Chant
1:07 - Ulysse brûlé par le soleil
3:22 - le boulevard
5:35 - Ode (V)
7:06 - Générique
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE :
Frederic Prokosch, Ulysse brûlé par le soleil, traduit et présenté par Michel Bulteau, Paris, Orphée/La Différence, 2012.
IMAGE D'ILLUSTRATION :
https://www.ebay.com/itm/194547165187
BANDE SONORE ORIGINALE : le Chaos Entre 2 Chaises - Avant la Chute
Avant la Chute by Le Chaos Entre 2 Chaises is licensed under an Attribution 4.0 International License.
https://freemusicarchive.org/music/le-chaos-entre-2-chaises/reflets/avant-la-chute/
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#FredericProkosch #UlysseBrûléParLeSoleil #PoésieAméricaine
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