Si jamais l'on me poserait la question : vous aimeriez pouvoir écrire comme qui exactement et que je n'aurais droit qu'à une seule et unique réponse, je crois que je répondrais
Joseph Roth. Sans trop hésiter.
Ce qui me plaît chez cet auteur autrichien ce sont son art de la formulation et sa capacité d'évoquer des situations fort complexes avec quelques brefs traits de plume.
"
Les fausses mesures" ("Das falsche Gewicht"), initialement publié en 1937 chez Querido à Amsterdam, lors de sa fuite de Berlin comme réfugié juif du régime nazi, et en Français aux Éditions du Bateau Ivre en 1946, n'est pas sa meilleure oeuvre littéraire. Mais il s'agit d'un petit roman de 283 pages (très espacés, la version originale n'en compte que 103) qui regroupe ses nombreuses qualités d'auteur original et critique de son temps. Peut-être un ouvrage idéal pour les lectrices et lecteurs qui n'ont rien lu de cet ami de
Stefan Zweig, de qui cet autre grand maître autrichien a déclaré, en toute simplicité, que littérairement il était supérieur à lui.
De Roth, j'ai rédigé des billets de ses ouvrages "
Juifs en errance" (10-6-1917), "
La fuite sans fin" (2-1-2018) et "
Joseph Roth, journaliste" (17-7-2018). "
La Marche de Radetzky" est cependant généralement considéré comme son chef-d'oeuvre, au pratiquement même titre que "
Job, Roman d'un homme simple".
Lu, hélas, il y a trop longtemps.
Nous sommes juste avant la Première Guerre mondiale dans la petite ville au nom fictif de Zlotogrod (zloto signifie or en Polonais et grod ville) de Galicie, la province la plus orientale de l'Empire austro-hongrois. Capitale : Leopolis/Lemberg/Lwów/Lviv. Aujourd'hui réparti entre la Pologne et l'Ukraine, que
Joseph Roth connaissait parfaitement, y étant né, plus précisément à Brody près de la frontière russe, en 1894.
Le protagoniste principal, Anselme Eibenschütz, vérificateur des poids et mesures, vient de débarquer sans enthousiasme aucun dans cet endroit de rêves, qu'est Zlotogrod. Il regrette surtout d'avoir quitté l'armée et son bel uniforme de sous-officier à la demande générale de son épouse Régine. Sa tâche s'y annonce pas des plus évidentes. Personne ne respecte les poids et mesures et tout le monde a horreur des représentants officiels de la lointaine Vienne. À commencer par le dénommé Leibusch Jadlowker, surnommé
Le Sauvage, dont on ne sait pas grand-chose, à part que ce ne soit pas son vrai nom. Selon les propres dires de ce cafetier, épicier et trafiquant en tous articles, il est originaire d'Odessa qu'il a dû fuir après y avoir trucidé un ennemi personnel. Son seul compagnon est le maréchal des logis de la gendarmerie, Wenzel Slama, qui en tant qu'agent des forces de l'ordre doit lui prêter main forte lors de ses inspections, mais qui boit comme un trou.
Notre Anselme se sent donc très isolé et solitaire, d'autant plus qu'avec sa douce moitié l'atmosphère de lune de miel appartient au passé depuis belle lurette.
Et comme si la situation ne soit pas suffisamment déplorable, le vérificateur reçoit une lettre anonyme d'où il ressort que sa Régine entretient une relation avec son jeune auxiliaire Joseph Nowak. Très rapidement il en a d'ailleurs confirmation.
Et c'est à ce moment qu'un petit miracle se produit dans sa triste vie avec l'apparition d'Euphémie Nikitsch à la taverne du Sauvage. Anselme est subjugué par la beauté éclatante de cette jeune tzigane exotique à la peau basanée et les cheveux d'un noir de jais. À partir de ce moment plus rien ne compte dans son existence que la concubine du filou Leibusch. Même les poids et mesures le laissent royalement indifférent !
Avec la présentation des différents personnages et les intrigues qui s'annoncent, je dois malencontreusement arrêter mon récit pour ne pas gâcher votre plaisir de lecture.
Dans le "Cahier de L'Herne" consacré à Roth, dirigé par
Carole Ksiazenicer-Matheron, j'ai trouvé une superbe analyse de l'historienne Ariel Sion, en charge de la Bibliothèque du Mémorial de la Shoah à Paris, que je ne veux pas vous retenir, car il résume si bien le sens profond de cette oeuvre littéraire. Elle écrit : "Dépassant la biographie d'un homme sans grandes vertus, dans un lieu détestable, où l'on ne fait que passer à travers une époque nébuleuse,
Joseph Roth déploie ici toute l'irascible révolte, toute la colère de l'homme meurtri, interdit, en exil".
Quant aux qualités littéraires de cet ouvrage Mme Sion ajoute : "Sobriété de style, dépouillement des mots, façon circulaire de relater une histoire dans une autre, références cryptées dénotent une écriture subtile".
Je souscris complètement à ces 2 citations, que je ne saurais formuler de manière aussi élégante et pertinente.