Cet ouvrage me fut confié par son Auteur dans le mois d’Avril 1776, avec des conditions que je me suis fait un devoir sacré de remplir.
J’ai cru un moment que ce seroit ici la place d’examiner l’effet que le traitement que l’Auteur reçut de son siecle devoit nécessairement produire sur une ame aussi sensible que la sienne : mais après avoir fait quelques progrès dans ce travail, une considération que je n’avois pas prévue, m’obligea a l’abandonner : forcé de citer des faits et d’entrer dans des détails, je voyois que je ne pouvois éviter d’y mettre un air d’apologie ; et le rôle d’apologiste est trop au-dessous des sentimens de vénération que M. Rousseau m’a inspirés, pour que j’aye voulu paroître m’en charger un seul instant. Au reste, l’ouvrage est assez fortement frappé pour pouvoir se passer de commentaire. Les gens sensibles et vertueux, les habitans du monde idéal, reconnoîtront à l’instant leur compatriote, qui parle si bien la langue du pays ; ils pleureront sur les angoisses d’une grande et belle ame, réduite à l’état affreux d’où elle devoit voir toute la terre se liguer contre son repos et son honneur ; et ils commenceront la vengeance qui attend ses lâches persécuteurs dans le mépris et l’exécration de toute la postérité.
Je dois avertir tous ceux à qui le nom célebre de l’Auteur pourroit faire chercher de l’amusement dans ces feuilles, qu’ils n’y trouveront rien, ni pour flatter leur goût, ni pour satisfaire à leur curiosité. Le froid Philosophe daignera peut-être y voir un morceau intéressant pour servir à l’histoire de l’esprit humain.
S’il est une plume capable de peindre les mœurs les plus simples et les plus sublimes, une bienveillance qui partageoit toutes les miseres du genre-humain, un courage toujours prêt à se sacrifier pour la cause de la vérité, et sur-tout ces aspirations continuelles après la plus haute vertu, trop élevée peut-être pour que notre foiblesse puisse y atteindre, mais qui tiennent celui qui les ressent dans une assiette bien au-dessus de celle des ames ordinaires, — que cette plume écrive la Vie de Jean-Jacques Rousseau
Chacun hait tout ce qui n'est pas lui plutôt qu'il ne s'aime lui-même. On s'occupe trop d'autrui pour savoir s'occuper de soi ; on ne sait plus que haïr, et l'on ne tient point à son propre parti par attachement, encore moins par estime, mais uniquement par haine du parti contraire.
La sensibilité positive dérive immédiatement de l'amour de soi. Il est très naturel que celui qui s'aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s'approprier par l'attachement ce qu'il sent devoir être un bien pour lui : ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n'entre pour rien. Mais sitôt que cet amour absolu dégénère en amour-propre et comparatif, il produit la sensibilité négative ; parce qu'aussitôt qu'on prend l'habitude de se mesurer avec d'autres, et de se transporter hors de soi pour s'assigner la première et meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d'être tout. L'amour-propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu'il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut : il s'irrite des préférences qu'il sent que d'autres méritent, quand même ils ne les obtiendraient pas : il s'irrite des avantages qu'un autre a sur nous, sans s'apaiser par ceux dont il se sent dédommagé.
La réflexion, la prévoyance, mère des soucis et des peines n'approchent guère d'une âme enivrée des charmes de la contemplation. Tous les soins fatigants de la vie active lui deviennent insupportables et lui semblent superflus ; et pourquoi se donner tant de peines dans l'espoir éloigné d'un succès si pauvre, si incertain, tandis qu'on peut dès l'instant même dans une délicieuse rêverie jouir à son aise de toute la félicité dont on sent en soi la puissance et le besoin ?
Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et douces par leur essence ; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l’amour de soi qui est un sentiment bon et absolu devient amour-propre ; c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui.
*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* :
« Neuvième promenade », _in Les confessions de J.-J. Rousseau,_ suivies des _Rêveries du promeneur solitaire,_ tome second, Genève, s. é., 1783, pp. 373-374.
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