Notre alphabet compte 26 lettres. Chacune d'elles est l'initiale d'un prénom de l'un des protagonistes de ces nouvelles. Loin d'être des nouvelles indépendantes, elles se complètent vu que les personnages se croisent pour le meilleur et pour le pire. Les nouvelles s'enchaînent tout naturellement, mais malgré le fil conducteur n'en forment pas pour autant un roman… Encore que…
A comme Alexia… Une femme qui vit en compagnie de démons qui l'empêchent de dormir. Elle sait que tout cela est irrationnel. Elle est seule et se rappelle Nicolas qu'elle a tant aimé. Elle se souvient aussi de Benoit qui l'aimait plus qu'elle ne l'aimait lorsqu'ils étaient étudiants.
B comme Benoit. Qui donc peut l'appeler en pleine nuit ? Sûrement un problème à la garde que les internes ne peuvent pas solutionner…
C comme Camille. Camille travaille à l'aéroport de Zaventem. Il fait nuit et pourtant des gens vont et viennent, s'attablent pour prendre un verre ou manger un morceau. Mais cet homme que fait-il là ? Il a l'air égaré. Il ne ressemble ni à un voyageur, ni à une personne venue en attendre d'autres, ni à un des multiples employés qui oeuvrent dans l'aéroport. Cet homme est beau et il semble souffrir. Elle craque pour les hommes qui souffrent, ceux qui ont un air tourmenté…
D comme Didier. Il est quatre heures du matin. Quatre comme à peu près son âge. Didier ne comprend pas ce qu'il fait là dans cet immense endroit pour aller prendre l'avion et se rendre chez Mamy. Son papa lui tient la main trop fort et l'oblige à marcher bien trop vite. Didier préférerait être dans les bras de sa maman. Mais où est-elle ? Il n'a même pas pu l'embrasser avant de partir…
E comme Elaine. Elle est seule dans son lit et garde son smartphone à portée de main. Sa mère est vieille et vit seule et pourrait avoir besoin de l'appeler. Et puis, il y a aussi Tanguy, l'homme marié qu'elle aime et qui n'est pas là ce soir. Il lui a promis qu'il divorcerait parce que c'est elle qu'il aime… Mais il y a le petit qu'il ne peut se résoudre à abandonner…
F comme Fabian. Il en a marre de ramasser les poubelles des autres. Marre de son équipe. A force de ramasser les immondices, il a le sentiment que quoi qu'il fasse, il ne peut que sentir mauvais. Il est devenu un tas de fumier. Voilà ce qu'il est !
G comme Geneviève. Elle a mal dormi. Benoit à ses côtés ne cessait de s'agiter. Puis il s'est rendu dans la salle de bain. Plus tard, elle a entendu sa voiture démarrer. Sans doute un appel de l'hôpital. Pourtant, celui-ci est organisé de telle sorte qu'il y ait toujours du personnel compétent. Mais il est comme ça, Benoit. Son téléphone toujours allumé. Ah, ce que Geneviève aimerait qu'ils puissent vivre des moments seuls au monde sans risquer de voir son chéri partir sur les chapeaux de roues. Son homme qui conserve une grande part de mystère, sur son passé notamment…
H comme Hyppolyte. Cela fait un an qu'il vient se faire aider par madame Geneviève Lahor. Il déteste être en retard… Tout comme il ne supporte pas que les autres le soient. Son épouse, Yvonne, l'a quitté. Selon sa fille, Isabelle, qui ne souhaite pas qu'il s'approche de ses enfants, c'est parce qu'il est psychorigide. Il ne supporte aucun imprévu dans son existence. Elle a coupé les ponts. Pourtant, l'imprévu, c'est le désordre, et le désordre c'est l'anarchie.
I comme Isabelle. Baudouin, son fils, entre dans l'adolescence alors qu'elle a l'impression qu'elle, elle vient de la quitter. Elle est si lasse. Si fatiguée. Toutes ces tâches ménagères, conduire son plus jeune chez la logopède, le plus grand au foot… Et le travail au supermarché avec l'abominable monsieur Jacques ! Sans oublier les fins de mois difficiles : les prêts à rembourser pour la maison, pour la voiture…
J comme Jacques. Il est assez malin pour ne jamais se placer dans son tort. Quand il harcèle le personnel, ce n'est jamais devant témoins. Les caissières de la grande surface n'en peuvent plus. Il est partout et ne laisse jamais passer une occasion de réprimander dédaigneusement. Pas un subalterne n'échappe à ses remarques désobligeantes. Un vrai petit kapo lubrique.
K comme Kadija. Elle est infirmière. Cela fait trois mois qu'elle est amoureuse. Amoureuse d'une femme. Bien entendu, il n'est pas question que sa famille l'apprenne, surtout son frère. Ce serait considéré comme un crime. Pas facile de se retrouver avec Odile. Celle-ci est journaliste et leurs horaires réciproques ne rendent pas les choses faciles d'autant qu'elles ne vivent pas ensemble…
L comme Lucas. Il est policier depuis vingt ans. Et il en a marre. Marre des automobilistes, des cyclistes, des piétons, de tous ces gens qui ne respectent pas le code de la route. Marre des tués qu'ils soient assassinés ou suicidés ! Marre de sa femme, Sylvie… L'usure du temps. Pourtant, elle est encore bien mignonne. Marre de son ado de fils, Dany, son nez toujours plongé dans son smartphone et qui ne parle presque plus…
M comme Mado. Elle vit dans la rue. Elle n'aima pas les flics. Même s'il y en a des gentils. Il y a deux méthodes pour mendier. L'une consiste à baisser la tête, l'autre, au contraire à regarder les gens, à leur sourire, à leur dire des paroles aimables. La seconde fonctionne clairement mieux. Chaque jour, il faut bien choisir le coin où s'asseoir. Faut éviter les quartiers trop riches : on s'en fait vite chasser. Faut trouver le bon endroit, près d'une banque ou d'un magasin. Mais la vie reste compliquée, surtout pour une femme seule dans la rue. Faut parfois se disputer pour un bon coin. Elle a appris à se méfier de tout et de tout le monde. Vivre dehors, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux pour la santé…
N comme Nicolas. Il est kiné. Il passe sa vie à soulager les maux des autres. Il est célibataire. Il se souvient d'Alexia qu'il a follement aimée autrefois mais qui avait des sautes d'humeur, des déprimes profondes, des secrets enfouis qu'elle refusait de partager. Il a fini par la quitter… Pour ne pas sombrer avec elle…
O comme Odile. Elle est journaliste. Des mois d'enquête qui vont mettre à jour les dessous de table, les comptes offshores, les exilés fiscaux… Bienvenue en Macronie, en Poutinie ou en Trumpie… Mais elle sait que tout cela ne servira pas à grand-chose. Des gens vont revêtir des gilets jaune fluorescents pour manifester leur colère, certains s'en prendront à des magasins obligeant les commerçants à baisser leurs volets… Parfois définitivement…
P comme Pierrick. Il a commencé à travailler dans une imprimerie juste après ses études secondaires. Il vient de recevoir un appel inquiétant. Son épouse, Isabelle est à l'hôpital. Un malaise au travail. Et c'est une collègue de sa femme qui le prévient. Pas même un appel de la direction ! Et ce fichu Monsieur Jacques qui la harcèle n'a même pas daigné le prévenir ! Heureusement, il peut compter sur sa mère, Yaëlle, et sur sa soeur, Camille.
Q comme Quynh. Elle est esthéticienne dans un centre médical… Où elle ne se sent pas toujours à sa place au milieu des médecins, kinés, et autres intellos… Ils sont sympas et elle s'y sent bien plus utile que dans le salon d'esthétique où elle officiait auparavant. Elle est d'origine vietnamienne par sa mère d'où ce prénom. le seul point sur lequel ses parents, divorcés, semblent d'accord, c'est qu'elle aurait pu « faire des études ». Mais comment penser aux études avec des parents en plein divorce ?
R comme Rachid. Rachid est déjà bien engagé dans la voie du jihad. Il aimerait bien pouvoir en parler avec son copain. Mais jusqu'à quel point peut-il lui faire confiance ? Bah ! de toute manière, il ne le verra plus. Il est bien décidé ! Pourquoi pas la ceinture d'explosifs ? Il s'agit de tuer le plus d'infidèles possible. Paraît que c'est écrit dans le Coran. le Coran, il ne l'a pas lu. Les livres, sacrés ou non, c'est pas son truc. Et puis qu'est-ce qui compte ? Lire ? Etudier ? Non ! Ce qui compte, c'est agir !
S comme Sylvie. Elle est institutrice. Elle reconnait Rachid, l'un de ses anciens élèves. Un garçon rêveur et solitaire. Elle fut l'une des rares personnes à être gentille avec lui. Son père n'était pas tendre et sa mère laissait faire. Elle l'aimait bien et voulait l'aider. La seule à être gentille avec lui, avec sa grande soeur, Kadija. Grande soeur qui elle aussi avait été son élève. Sylvie n'a pas envie de rentrer. Pas envie de retrouver Lucas qui lui tire la gueule depuis des semaines sans même qu'elle sache pourquoi. Pas envie de retrouver Dany, son adolescent, véritable caricature de l'ado dont les notes s'effondrent. Elle devrait peut-être prendre rendez-vous avec le seul prof qu'il semble encore apprécier, monsieur Tanguy Delmare.
T comme Tanguy. Il n'en mène pas large. Il a obtenu in extremis, grâce à un copain qui travaille à l'aéroport, deux places pour le Maroc. Il est dans l'avion. Son fils dort à ses côtés. Il est dégrisé. Et là, il revit les dernières heures écoulées et sa dispute avec Béatrice…
U comme Ursula. Elle est hôtesse de l'air. Elle adore son métier pour fatiguant qu'il soit. Pas de routine ! Elle se verrait mal dans un bureau ou à la caisse d'un supermarché. Jamais de vraies attaches. Elle en a connu des hommes. Depuis peu, il y a Victor. Il ne lui a pas caché que lui, il avait aussi connu beaucoup de femmes. Mais cette fois, c'est du sérieux…
V comme Victor. Il adore jouer avec les chiffres. Il est comptable. Il est sur une grosse affaire. Pour la première fois, il s'occupe d'un dossier de blanchiment, histoire d'aider les plus riches à être encore plus riches, pendant que d'autres crèvent de solitude et de froid dans la rue. Il n'a pas l'habitude des états d'âme de ce type. Son ami Nicolas déteindrait-il sur lui ? En temps ordinaire, il serait sorti dans une de ces boîtes où ni les filles ni l'alcool ne sont farouches. Mais là, il n'a plus de pensées que pour Ursula…
W comme Wendy. Fragile et déséquilibrée. Victor l'avait aimée. Pas comme les autres blondes. Mais à l'époque, il n'était pas prêt pour un tel tsunami. Avec Wendy, c'étaient les montagnes russes. du rire aux larmes. C'était épuisant. Elle est bipolaire… Ou borderline comme certains préfèrent le dire. Là, elle semble au fond du trou et incapable de remonter. Quarante ans. Pas de mec. Pas d'enfants. Plus de boulot…
X comme Xavier. La quarantaine à peine franchie, il est quasi chauve et à l'air d'un vieux. Mais à vingt ans déjà, il faisait vieux. Des lunettes de myope. Un léger strabisme. Les autres se moquaient de lui… Plus ou moins gentiment… Quant aux filles, il ne fallait même pas y songer. Il y a bien eu Quinh et surtout Emma. Tout le monde le trouvait gentil, mais c'est tout. Il se retrouve désespérément seul. Heureusement, il aime ce qu'il fait. Il est dessinateur de bandes dessinées et il connaît son petit succès. Sur un site de rencontres virtuelles, il a rencontré une certaine Yaëlle…
Y comme Yaëlle. Grâce à Baudouin, son petit-fils, elle a découvert Internet et les sites de toutes sortes. Alors, elle s'est créé un faux profil, tout en gardant son vrai prénom. Elle n'a pas trop menti, juste rajeunie d'une bonne quarantaine d'années…
Z comme Zoltan. Il est Hongrois. Depuis quelques mois, il fréquente un café à
Saint-Gilles. Il y retrouve des étrangers comme lui, des « officiels » et des sans-papiers. On y discute. On boit. On se bagarre parfois… Et on se demande ce qu'on fait là, loin de la famille, des amis… C'était mieux là-bas… Beaucoup ne vivent que d'expédients… Honnêtes ou malhonnêtes ! Lui, au moins, il a ses papiers, un boulot, un logement, même si c'est en ramassant la merde… des autres ! Mais ce soir, il y a cette jolie fille qui le regarde qui lui sourit, cette Odile. Il lui propose de se rendre chez lui. Elle accepte…
Critique :
Liliane Schraûwen réussit une belle performance en liant ces vingt-six portraits d'une façon naturelle et crédible. Quand on en a fini avec un portrait, on enchaîne avec le suivant. le personnage A nous conduit à B qui nous emmène à C et ainsi de suite, Z nous ramenant à A. L'auteure suscite notre curiosité à propos de chacun d'eux. Elle nous les présente. Elle nous expose leurs pensées. Nous, pauvres lecteurs ou pauvres lectrices, nous aimerions savoir ce qu'ils deviennent… Et là, l'autrice, est-ce par pur sadisme ? nous abandonne ! A nous d'imaginer ce qu'ils deviennent, si un jour ils se recroiseront, s'ils surmonteront leurs peines de coeur et viendront à bout de leurs soucis.
Liliane Schraûwen ouvre des portes sur des personnages et leurs pensées intimes, mais se refuse à les refermer. A chacun, à chacune d'imaginer, s'il en a envie une (ou des) suite(s) à ces vingt-six destins. Elle ne porte pas de jugements. Au lecteur de se faire son idée.
Son écriture est sublime et naturelle. Elle rend les personnages tellement vivants que très vite nous croyons les connaître, peut-être même parmi nos connaissances…
D'elle, je n'avais lu (et fait lire à mes élèves) que « Louise du bout du monde ». Un roman jeunesse très apprécié de mes pioupious quoique un peu triste même si la fin était un happy end.
Une remarquable autrice dont il me tarde de découvrir d'autres oeuvres.