Le ciel blanchit ; puis il devint rose ; et l'autre firmament plus lointain que celui des nues, transparut, limpide, immobile et dépouillé. La pluie se retint dans l'air. Les narines pouvaient flairer un peu : on devina qu'il passait par l'éclaircie l'arôme d'une terre toute proche, d'une terre mouillée de pluie chaude, grosse de feuillées, et fleurant bon le sol trempé : et cette haleine était suave comme le souffle des îles parfumées d'où l'on s'était enfui.
Les Immémoriaux.
L’âme du Parfait Ancêtre Wen s’est donc retirée, — pourquoi, et pour combien de temps, au ciel des Empereurs. C’est là, bien au delà du Temple, des tombeaux, des formes et des signes qu’il me faut aller la joindre. Mais ici même le vertige reprend. Car il n’est pas question du Ciel des Élus, d’un paradis sphérique et simple où l’on monte tout droit, si l’on meurt en état de grâce ; après un détour, si l’on expire dans un moment d’impureté. Ici, personne ne vous tend les bras. Le chemin n’est pas unique. Il n’est pas multiple non plus. On ne peut pas, d’une ligne de pensée, réunir un point terrestre à un point donné du ciel ambiant. Sans doute, la Terre plate, immobile, solide, est le bon tremplin grossier d’où l’on saute au milieu du monde ; et sans doute aussi qu’à l’extrême, l’éther infiniment dur et cristallin, infiniment pur et joyeux tourne autour d’elle d’une vitesse infinie, globe de diamant noir que n’use pas même le frottement du Grand-Vide. — Tout cela est simple, aux deux bouts. Mais, d’un point à un autre, de la terre à la dix millième étape du chemin du monde, que la route de l’âme est peu imaginable ! Quelle danse des idées ivres ! Car les neuf zones, les neuf étages, les neuf firmaments dans les Cieux ne sont pas concentriques, mais enspiralés. Et il n’y a pas de rayons ! J’ignorais cet effroi géométrique.
Les infâmes ! Je vais me jeter sur eux ; leur apprendre à coups de poing ce que les ânes eux-mêmes…Je vais leur crier la Présence ! Mais Lui se dresse tout près d’eux et… j’ai manqué aux convenances en désirant m’interposer.
Il agite ses vastes manches. Il va les tuer, simplement, de toute sa majesté : il a fait signe des deux mains…
Hélas ! c’est un demi-vivant, ni âme ni cadavre… Je n’ai pas entendu le coup ; je vois les manches retomber. Mais je sens toute la file des officiers et toutes les rangées des bêtes jusqu’à l’horizon se réveiller soudain, gonfler un effort terrible sous la peau de leur marbre et ne rien pouvoir.
Lui, se reploie et s’affaisse. Va-t-il tout à fait mourir ici, le corps dispersé, l’âme volée, absent de tout ? Il se relève, d’un effort indécis, avec des gestes illusoires, et il reprend sa marche, faiblement, vers la tablette encore. Il veut la suivre, l’occuper jusque dans quels lieux ! — C’est trop. À mon tour, malgré les principes ! À moi ! — Je me détourne. Je cours sans arrêt : les portes, les arches, l’esplanade : au milieu, par la voie droite : j’ai droit ! La grande salle : voici le trône, le dais, le socle : cette pierre dans ma main et trois gestes qui incrustent le bois de trois grands caractères :
TCHENG
TSOU
WEN
le nom paraît : le siège est rendu.
Ah ! voici tout le mal : il y a des étrangers. Je les entends ; je les flaire surtout. Ils vont et viennent, ils s’extasient, ils récitent les inscriptions barbares qui souillent les murs. Et mon dépit n’est que l’irritation du monument lui-même au contact de ces parasites… Cela ou bien autre chose.
Autre chose, oui. Car cela n’est pas plus gênant que ces ânons qui paissent l’herbe entre les dalles, et dont le mâchonnement ne me semble pas sacrilège. Et pas plus que ce cheval maigre, d’un blanc-jaune, et vieux, qui hante le couloir. Il faut une autre cause au trouble du monument ; une perturbation plus digne de lui.
Je promène avec inquiétude mes pas dans la salle… et tout à coup, l’écho de mes pas m’apprend ceci : que la salle est déserte ; que le possesseur du nom n’habite plus son nom, que l’âme essentielle réside ailleurs… Je reviens droit à la tablette : elle est là, toujours, au centre de tout. Je la confronte, je l’interroge ; et je sens de plus en plus que tout le monument est vide ; que les Caractères mentent et sont vides aussi.
Comment, moi, puis-je affirmer cela ?…J’ai déjà dit : les échos sur les murs. Je le sais bien : la demeure est abandonnée ; l’espace qu’elle enferme existe mal.
Sans doute, j’aurais pu alors… Mais quelle double imprudence ! Traiter un cadavre comme s’il était vivant, c’est manquer de discrétion ; les Sages nous l’apprennent. Traiter une âme comme si elle était morte, c’est faire preuve d’inhumanité. Et les Sages ont institué les rites à propos pour aider l’homme à devenir discret et à rester humain. Je serai donc muet, immobile, comme un gardien de plus à la porte murée.
— Mais Le voici déjà. Il sort du tombeau, de la montagne, des pierres. Il vient sans doute d’emprunter un peu de vie posthume à son corps. Il marche… Non. Il vacille sur le sol, à petits sauts. Trop lourd dans le vent, il pèse très peu sur la terre. Il n’a plus cet envol affolé. Il est moins grand. Je vois ses épaules, ses bras, mais non pas son visage qu’il baisse jusqu’au front dans ses manches réunies. Je dois le suivre, attiré dans le sillage de sa robe indécise.
Il contourne l’autel aux Cinq-Offrandes, — sans le franchir, cette fois. Il passe la quatrième porte, sans se courber au seuil. Il erre dans la quatrième cour où les jujubiers déchirent sa traîne comme s’ils peignaient des flocons de brouillard. Va-t-il retraverser la grande salle vide ?
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