En 1999, la fiction pionnière, rock'n'roll et visionnaire du réchauffement climatique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/02/27/note-de-lecture-
bleue-comme-une-orange-norman-spinrad/
La sixième Conférence Annuelle sur la Stabilisation du Climat (CONASC) se tient à Paris, sous l'égide des Nations Unies. C'est la première qui ne prend pas place dans l'une des grandes métropoles surchauffées de ce qu'on appelle désormais, après plusieurs décennies de réchauffement climatique, les « Terres des Damnés ». Bien que cette instance internationale n'ait qu'un pouvoir limité d'amusement de la galerie, les deux grands blocs politico-économiques informels qui regroupent tout ce qui compte un peu sur Terre, en termes de pouvoir et d'argent, s'y affrontent à fleurets aussi mouchetés que possible. Les Bleus, chantres d'une coûteuse et donc ô combien rémunératrice géo-ingénierie tous azimuts, militent depuis des années pour un contrôle climatique permettant, si ce n'est un retour en arrière par rapport au réchauffement qui fait rage, au moins une véritable stabilisation. Les Verts défendent l'adaptation à tout crin, les terres brûlées et les cités englouties n'étant pour eux qu'un épiphénomène naturel, qui voit par ailleurs la Sibérie ou le Grand Nord canadien, désormais tempérés, comme sources d'une richesse mondiale toujours renouvelée, tandis qu'une ville comme Paris bénéficie désormais d'un fort agréable climat subtropical modéré. On mentionne rarement, dans les cercles qui comptent, l'existence de la Tierce Force, globalement minoritaire, considérée par ses détracteurs indifférents comme un ramassis de doux rêveurs et de mystiques prônant sobriété et modération comme levier de stabilisation des forces naturelles désormais largement mises en jeu.
À bord d'un bateau-mouche de grand luxe cerclant sur la Seine pour ses invités triés sur le volet, le prince Eric Esterhazy, hôte du lieu et émanation secrète du consortium des Mauvais Garçons (avec leurs subtiles définitions de la criminalité légale), et Monique Calhoun, employée de haut vol de la coopérative multinationale de relations publiques Panem et Circenses, vont tenter, en usant de toutes leurs ressources ô combien variées, de découvrir de quoi il retourne exactement lors de cette conférence à la fois banale et fortement inhabituelle, entre le modèle climatique mathématique éventuellement fort inquiétant du docteur Allison Larabee (qui indiquerait un risque réel de voir la Terre devenir Vénus à relativement brève échéance) et la présence fort haute en couleurs d'un couple de milliardaires sibériens, Stella et Ivan Marenko (qui voudraient mieux comprendre la solidité ou la fragilité de leur empire construit par le réchauffement).
Publié en 1999, traduit en français en 2001 chez Flammarion par
Roland C. Wagner, «
Bleue comme une orange » (dont le titre original, « Greenhouse Summer », était tout de même beaucoup plus directement parlant) fascine d'abord par la qualité de sa mécanique d'anticipation.
Norman Spinrad, à partir des données du réchauffement climatique par effet de serre, alors déjà bien connues des scientifiques à l'intérieur et en dehors du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (le désormais célèbre GIEC, créé en 1988, dont le deuxième rapport, en 1995, celui ayant nourri le timide protocole de Kyoto de 1997, aura irrigué la rédaction de cette science-fiction-ci) mais restant encore négligées du grand public et, surtout, des décideurs politiques un peu partout, il brosse un tableau imaginaire absolument saisissant des réactions individuelles et collectives, au sein du capitalisme tardif, aux changements massifs du climat terrestre qui se sont déjà produits (au moment où se déroule le roman) et à ceux qui restent possibles, hypothétiques ou logiques.
Presque dix ans avant que le terme consacré de « climate fiction » n'apparaisse dans les écrits du journaliste et activiste Dan Bloom, «
Bleue comme une orange », cinq ans avant la vaste entreprise analytique que représente la « Trilogie climatique » de
Kim Stanley Robinson, notamment quant aux rapports entre la donnée scientifique et la prise de décision politique (et aux premières ébullitions de la géo-ingénierie, précisément), dresse un portrait résolument impitoyable d'une course à l'abîme menée collectivement au petit trot, en ayant passé aux pertes et profits les territoires « condamnés » (engloutis ou surchauffés au-delà de la capacité de survie humaine), et en se concentrant sur la saisie des opportunités d'adaptation (les « Verts » ici) ou de géo-ingénierie (les « Bleus » en l'occurrence), vingt-deux ans avant que
Neal Stephenson ne nous propose son « Choc terminal » à propos des risques systémiques liés à la manipulation du climat à grande échelle (comme les étudie par ailleurs avec rigueur et pédagogie Holly Jean Buck et son « After geoengineering »).
Et notons au passage, parmi les nombreux signes terriblement prémonitoires disséminés au long de ces 300 pages, qu'Ignace, l'intelligence artificielle qui joue un rôle non négligeable à bord de la Reine de la Seine, le bateau-mouche crucial du roman, est avant tout issue des technologies de surveillance visuelle et auditive.
Comme si souvent,
Norman Spinrad nous fascine ici par sa capacité rare à saisir quelque chose d'encore relativement ténu et à l'extrapoler à la dynamite narrative et au flamboiement rock'n'roll. Que la prévision sous-jacente soit totalement ou seulement partiellement erronée (comme dans « le Printemps russe ») ou au contraire terriblement juste (dans «
Jack Barron et l'éternité », dans «
Oussama » ou dans «
le temps du rêve », par exemple), peu importe au fond : d'une part, le but de la science-fiction, contrairement à certaines idées reçues souvent véhiculées à tort, n'a jamais été de se substituer à la prospective ou au scenario planning, d'autre part, même lorsque l'anticipation ne trouve pas à terme sa cible « factuelle », le travail du tissu spéculatif et de la texture romanesque demeurent du plus haut intérêt. Ici, le « look & feel » post-cyberpunk est de très haute volée, comme d'ailleurs il l'est à la même époque chez
William Gibson ou
Bruce Sterling, bien loin des palinodies désemparées et souvent si maladroites des nombreux imitateurs de «
Neuromancien » ayant tant peiné à s'extraire du décor initial.
On notera aussi ici à quel point
Norman Spinrad, comme le
Kim Stanley Robinson de la « Trilogie martienne », le
Bruce Sterling des « Mailles du réseau » ou le
Iain Banks du « Business » ou de « A Steep Approach to Garbadale », fait partie des auteurs relativement rares au sein de la science-fiction qui disposent d'une compréhension suffisamment fine des mécanismes de l'entreprise capitaliste contemporaine pour pouvoir en proposer des formes alternatives imaginatives et éventuellement crédibles (comment ne pas jubiler ici, à côté des formes corporate classiques, aux évocations de coopératives aussi étonnantes que Panem et Circenses, ou, davantage encore, les Mauvais Garçons : « Nous sommes les Mauvais Garçons, mais nous ne jetterions pas la planète dans les chiottes en tirant la chasse dessus juste pour nous en mettre vite fait plein les poches, fiston ! C'est la différence entre ces salauds de capitalistes prédateurs et nous autres, enfants bâtards de boucaniers romantiques et d'honnêtes gangsters ! »).
Lien :
https://charybde2.wordpress...