Rwanda, 1994. Entre avril et juillet de cette année, 800 000 personnes sont massacrées ; Tutsis pour la grande majorité, elles sont tuées par leurs propres compatriotes rwandais, de l'ethnie Hutu. Dire l'indicible est un oxymore insoluble. Pourtant, c'est ce à quoi s'emploie
Jean-Philippe Stassen dans cet album. Témoigner, donner la mesure de l'horreur, un aperçu tout du moins, tant chaque meurtre est épouvantable, tant chaque exaction commise répugne.
Stassen ne heurte pas frontalement le génocide rwandais. Dans
Deogratias, il le contourne, en montre les causes, en déplore les conséquences et, seulement à la fin de l'album, en expose sa cruauté et son ignominie. Pour cela,
Stassen se met à hauteur d'hommes : la statistique, si impressionnante soit-elle, ne parle pas. L'expérience humaine, elle, permet l'identification, ouvre à des sensations tels que le dégoût, la tristesse, la colère, la consternation.
Deogratias, le personnage qui donne son nom à l'album, est un jeune Hutu (mais Rwandais avant tout, comme il le précise) qui aide à la mission catholique. Un peu gouailleur, un peu rêveur, un peu dragueur aussi,
Deogratias est amoureux d'
Apollinaire et, à défaut d'en être aimé en retour, séduit sa soeur, Bénigne. Si certaines émissions radios qualifient déjà les Tutsis de cancrelats, si les professeurs d'école pointent avec froideur les différences ethniques du pays, aucune violence physique n'est encore à déplorer. Mais après l'assassinat du président, les massacres commencent. D'eux, on ne verra rien : parti pris de l'auteur qui peut étonner (parler d'un génocide et ne pas le montrer) mais trouve sa justification dans la construction de l'oeuvre.
Car la narration se construit justement sur la comparaison entre l'avant et l'après génocide.
Deogratias est devenu fou : il erre dans les rues de sa ville, quémandant de la bière de banane, rencontrant et empoisonnant les hommes qu'il a croisés durant les mois de tuerie.
Deogratias délire, se sent persécuté par les chiens qui dévorent le ventre des gens, se sent même devenir chien à la nuit tombée.
Stassen, ici, ne se contente pas de la métaphore littéraire : on voit physiquement
Deogratias se transformer en chien : preuve effrayante de la perte d'humanité, constat terrible de l'homme fait bête. La folie, comme la boisson (cette quête continuelle de l'urwagwa), sont le refuge de
Deogratias. C'est la peur qui l'habite et le dirige après le génocide. Car
Deogratias n'en a pas été seulement le témoin : il en a été l'acteur.
Sans doute manque-t-il - et c'est là le principal manque de la bande-dessinée - des éléments pour comprendre comment
Deogratias, qui se dresse d'abord contre ces bandes de tueurs pour sauver Bénigne qu'il cache, commet les actes odieux qui le conduisent à la folie. Sans doute les menaces de mort qu'il reçoit le convainquent-elles, et peut-être la propagande radio joue-t-elle aussi un rôle. Toujours est-il que, pour sauver sa vie,
Deogratias abandonne son humanité. Il n'est pas le seul. Les hommes d'Eglise fuient, eux aussi, laissant le pays à ses démons. On observe aussi avec impuissance le rôle ambigu des armées occidentales qui laissent faire, à l'image de ce lieutenant ou adjudant que retrouvera
Deogratias après les événements.
Il y a donc, tant dans l'armée que dans l'Eglise, ce double discours, antinomique, de la prétention paternaliste qui se transforme en fuite éhontée ou en indifférence sitôt que les massacres commencent.
Graphiquement,
Stassen use d'un trait rond et appuyé, à la manière, en quelque sorte, des comics. La couleur, toutefois, ajoute une profondeur qu'il convient de ne pas négliger. Certaines cases sont magnifiques, notamment quand
Stassen travaille sur le ciel à l'aube ou au coucher. Les nombreux détails finissent de solidifier le décor d'un Rwanda déchiré par ses habitants. Oui, les drames se jouent parfois dans de vertes vallées, et le firmament ne se teint pas plus de noir si ce qu'il observe est terrifiant. A défaut d'être exhaustive - mais c'est là un défi bien colossal et probablement irréalisable -, la bande-dessinée garde en mémoire ces événements marquants de la fin du 20ème siècle, et ouvre des pistes de réflexion multiples. C'est par cela, et aussi parce qu'elle rappelle avec acuité et émotion ce que furent ces cent jours de malheurs au Rwanda, que
Deogratias est une bande-dessinée précieuse.