A priori, il n' y a pas plus russe que cette tragédie des illusions perdues, dans une datcha éloignée de Moscou.
Ennui, désoeuvrement, rêves de gloire. Et vodka. Amours incomprises, art qui sauve ou qui perd. Et vodka...Neige, partie de cartes, coups de fusil. Et vodka.
On retrouve les personnages chers à
Tchékhov: intellectuels fatigués, médecins désabusés, comédiennes égocentriques ...
Il y a là Kostia, un jeune dramaturge, épris d'idées
nouvelles, Sorine, son vieil oncle, Conseiller d'état, Dorn, un médecin cynique, Medvedenko, homme à tout faire, instituteur pragmatique et amoureux déçu de Macha, une jeune fille de propriétaire, toute pleine de larmes et d'alcool fort , qui aime sans espoir le beau Kostia.
Tout ce petit monde vivote et s'ennuie dans l'attente des arrivées brèves mais spectaculaires de la maîtresse des lieux, la mère de Kostia, Irina Arkadina. Une comédienne égocentrique, étoile un peu pâlie du firmament moscovite, flanquée de son amant, Trigorine. Un écrivain traditionnel, auteur et homme à succès.
La pièce commence par une mise en abyme: Kostia veut représenter, devant sa mère et Trigorine, une pièce d'avant-garde de son cru, entre poésie trash, incantation ténébreuse et provocation littéraire, jouée par sa jolie voisine, la charmante Nina, une toute jeune fille qui brûle d'être distinguée comme une actrice prometteuse par ce public de choix- et de prendre enfin son envol loin de la campagne ennuyeuse , vers la capitale....
La blanche mouette de ce petit lac oublié, qui rêve de pleine mer et de grands espaces..
Comme celle que tue par désespoir le jeune Kostia et qu'il fait empailler.
Mais le spectacle va tourner au drame: Irina a la dent dure avec le spectacle donné par son fils, et Trigorine tombe sous le charme de cette petite Nina , si jeune, si jolie, si fraîche et qui, surtout, l'aime et l'admire tant..
Un nouveau spectacle se déroule alors dans la datcha, déclenché par le premier: Nina va partir à Moscou où elle rejoindra Trigorine, qui, pas fou, se garde bien de choisir entre elle et Irina. Kostia désespère et rate son suicide comme il a raté la conquête de Nina et la représentation de sa pièce..Macha souffre pour lui et boit encore un peu plus..
Le spectacle se déroule sur plusieurs années: on mesure le passage du temps au délabrement moral et physique des personnages: à chacune de leurs retrouvailles, au bord du lac, les personnages perdent ce qui reste de leurs illusions, et bientôt leurs plumes, et parfois la vie...Tout s'émiette tristement et inexorablement..L'âme russe joue toute sa palette de gris...
Tout le monde s' aime à contretemps, on parle d'art pour tromper l'ennui ou pour faire sa cour, la sincérité et la pureté artistiques ne sont pas de mise, presque incongrues, ridicules; on se tire une balle dans la tête et on se rate. Parfois.
J'ai vu trois ou quatre fois
La mouette, je l'ai lue aussi, et jamais pourtant elle ne m'a semblé aussi intemporelle et "atopique" que dans la mise en scène de
Thomas Ostermeier à l'Odéon et la traduction d'
Olivier Cadiot.
Plus de datcha ni de samovar: un espace sobre, avec une grande banquette qui court le long des trois murs gris où sont assis les acteurs, attendant leur tour. Comme dans la vie. Quelques objets transforment la scène en ponton, en chambre, en bureau. Un texte rafraîchi, étoffé de quelques improvisations qui le rajeunissent. On découvre une réflexion impertinente sur le
théâtre contemporain et son avant-garde si décalée de toute réalité, presque risible dans ses efforts provocateurs qui deviennent des effets de mode, et une critique pas plus tendre avec les tenants de la tradition théâtrale, si embourgeoisés et prudents. Qui n'enfoncent plus que des portes ouvertes.
Mais derrière cette problématique propre aux gens de
théâtre, qui était d'ailleurs celle de
Tchékhov, -qui se projetait aussi bien dans le vieil écrivain roublard que dans le jeune dramaturge naïf et maladroit-, il y a toute la tension créée par la situation que ce "
théâtre dans le
théâtre" provoque, révélant les vertiges existentiels de chacun. L'intensité de la mise en scène met l'émotion à nu. le jeu des acteurs , formidables, fait le reste. A côté d'acteurs chevronnés comme
Valérie Dréville, Jean-Pierre Gos ou François Toriquet, excellents, on découvre la présence détachée et froidement analytique du médecin, Sébastien Pouderoux, étonnant - encore un avatar de
Tchékhov , médecin lui-même, le troisième dans cette pièce-miroir...aux mouettes! La jeune Benédicte Cerutti fait une Macha toujours au bord des larmes d'une grande justesse. Et puis il y a Matthieu Sampeur qui joue Kostia et Mélodie Richard qui prête sa grâce dansante et fragile au personnage de Nina: un duo bouleversant de jeunesse et de sincérité.
Pendant tout le spectacle, Marine Drillard, une jeune plasticienne en combinaison noire , peint imperturbablement sur le mur de scène , une encre de Chine géante qui évoque très progressivement le lac isolé dans la nature, jusqu' à ce qu'un Ultra Noir, digne des tableaux de Soulages, le fasse disparaître à nos yeux.
Oui, vraiment, la mise en scène de
Thomas Ostermeier fait de cette Mouette que je croyais si russe, une pièce intemporelle qui dit le dérisoire de la vie, qui passe trop vite et qui fait si mal quand on est jeune et qu'on la croit pleine de promesses.
Courez à l'Odéon: cette Mouette-là est toute neuve, vous ne l'avez jamais lue, jamais vue voler, jamais vue se brûler les ailes de cette façon..