Sans minimiser la portée épistémologique de cet essai érudit sur les cartes de géographie et la cartographie, et compte tenu de la propre reconnaissance de sa dette de la part de l'auteur, l'on peut affirmer que sa démarche dérive de : _Critique de la Raison cartographique_, « livre extrêmement savant qui brasse histoire, histoire de l'art, littérature, philosophie, connaissances bibliques » par Gunnar Olson. Ce dernier pose en effet la thèse fondamentale de cet ouvrage-ci : que l'imagination, et non une quelconque prétention scientiste, est nécessaire aussi bien à la production qu'à l'intelligence des cartes, conformément à un certain « ordre du monde » fondé sur une idéologie et sur un pouvoir spécifiques. Olson, cité par Tiberghien dès les premières pages de l'« Ouverture » précise : « […] sans imagination, il n'y aurait jamais de cartes, car la caractéristique commune aux cartes et à l'imagination c'est qu'elles me font savoir non seulement où je suis, mais aussi d'où je viens et où je dois aller. » (cit. p. 20).
Si l'ancrage de l'auteur est fondamentalement historico-artistique, comme le témoigne la richesse des illustrations composées de cartes, mappemondes mais aussi d'une foison d'oeuvres d'art contemporaines, avec une attention particulière au
Land Art, une étude soignée est consacrée à la sémiologie de l'imagination à ne pas placer en opposition avec le savoir (chap. Ier) et à celle des types d'imaginaire – profane et sacré qui se sont alternés dans
L Histoire (chap. II). Une telle étude permet de réfuter l'idée simpliste que l'étrangeté voire les excentricités des cartes anciennes, en particulier médiévales – comme celle de placer en haut de la page l'Orient au lieu du Septentrion – seraient dues à un savoir géographique imparfait ou à une prédilection pour les récits fabuleux au détriment d'une cartographie scientifique rigoureuse. En vérité, il est démontré que des présupposés conscients ou inconscients sont toujours à l'oeuvre lors de la production d'une carte, reflétés par les codes sémiotiques en vigueur. La dimension imaginaire comme mode d'appréhension de l'espace intervient donc toujours et dans l'ensemble des « éléments constitutifs » d'une carte (chap. III) : le cadre constructif, les lignes de mesure et d'orientation, les lignes d'intensité et de rythme, les projections et même l'échelle – à même de rendre apparent ou d'occulter tel ou tel autre phénomène. Enfin, un long chap. terminal (IV) porte l'intitulé suggestif de « Figurations » qui laisse présager l'amplitude de l'esthétique dans les conventions et les codifications des cartes, et qui de surcroît offre une variété inattendue d'oeuvres figuratives et même littéraires que l'on n'associe pas de prime abord à la géographie, comme les travaux sur l'espace « psychogéographique » de l'Internationale situationniste et à l'instar de tout ce qui, dans les siècles, relève des différents types de cartes mnémoniques. Ce chap. « Figurations » est lui-même divisé en quatre sous-parties : A. Figurations de l'infigurable ; B. Les limites des mondes connus ; C. L'espace comme figure du temps ; D. Indicateurs, traces et sismographes du corps en mouvement. La conclusion : « Pour ne pas finir : L'Orange céléste : l'imaginaire en suspension » ouvre sur des considérations plus explicitement politiques de l'imaginaire cartographique, s'appuyant notamment sur la réflexion de
Cornélius Castoriadis à qui est dû le concept d'« ordre du monde » élaboré et défini par chaque société.
La variété des sources convoquées, l'évidence de la démonstration d'une thèse pourtant inattendue, la richesse de l'information présentée de manière réjouissante bien qu'exigeante ainsi que les illustrations rendent cette lecture très agréable même pour un lecteur profane en esthétique, en épistémologie et en sémiologie. Personnellement, j'ai cru comprendre certaines raisons qui justifient la fascination, l'attraction hypnotique que les cartes de géographie ont toujours exercé sur moi et sur plusieurs de mes proches.