Merci aux éditions du Croquant et à Babelio pour l'opération Masse critique et l'envoi de ce livre dont je recommande la lecture pour les questions politiques dont il s'empare à travers une riche et inspirante expérience.
~~~
La citation d'
Emma Goldman (anarchiste née en Russie, 1869-1940) qu'a choisie pour ouvrir son livre la sociologue
Margot Verdier, illustre parfaitement le terrain de ses recherches et leur but affiché : «
L'anarchisme défend un ordre social basé sur le libre regroupement des individus dans le but de produire une véritable richesse sociale » (p.7). Cet ordre social et cette « production » seront observés durant de longues périodes sur le terrain qu'est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, mouvement d'occupation et d'expériences devenu emblématique des luttes récentes contre le capitalisme et son monde. Cette ZAD est un laboratoire excitant qui donne beaucoup d'espoir pour qui espère un autre monde, et l'auteur de rappeler à juste titre que cette expérience ne se résumait pas à une lutte contre un aéroport, et que bien d'autres enjeux s'y jouent.
Ce qu'elle analyse dans cet ouvrage foisonnant et passionnant, dont j'ai tenté de résumer quelques aspects, sans pouvoir citer toutes les références (
Uri Gordon, Jo Freeman,
Marshall Sahlins par exemple).
~~~
La négation de l'autorité.
« L'expérience de la ZAD est fréquemment associée à un « auto-gouvernement des communs » (p.9), communs qui sont créés ensemble. Il n'existe sur la ZAD aucun moment de gouvernance. le commun est donc une activité de création de normes partagées, et il repose sur une « association anarchique » destinée à préserver l'autonomie des individus et des groupes.
Les individus ne se fondent jamais dans un sujet collectif doté d'autorité. Si sujet collectif il y a, il émane d'une union d'individus : cette forme d'organisation est utilisée pour débattre des activités engagées et établir les normes qui les encadrent.
C'est contre la délégation de pouvoir, contre ce qu'appelait
Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) « le préjugé gouvernemental », que les habitant-es se positionnent, ayant pour boussole l'anti-autorité.
Selon Proudhon,
l'anarchisme révélera la tendance naturelle des hommes à coopérer pour s'organiser. L'auto-organisation, l'autonomie sont au coeur des perspectives d'émancipation.
C'est dans l'héritage des mouvements et des mouvances autonomes que s'inscrit le mouvement d'occupation de la ZAD de NDDL, car la lutte contre le projet d'aéroport est inscrit dans une perspective plus large d'opposition au système capitaliste et étatique : empêcher en construisant une grande zone d'autonomie.
S'appuyant sur les travaux de
Charles Macdonald (anthropologue libertaire, 1944) qui définit des modalités de vie collective, et notamment une modalité anarcho-égalitaire qui repose sur la coopération volontaire d'individus autonomes,
Margot Verdier fait l'hypothèse « que le mouvement d'occupation de la ZAD a mis en oeuvre une version anarchique d'organisation collective fondée, non pas contre la différenciation individuelle, mais contre la logique d'intégration qui l'empêche » (p.18).
~~~
Les deux premiers chapitres du livre sont consacrés à l'émergence du mouvement d'occupation (contre cette forme d'aménagement du territoire et ses infrastructures de marchandisation de l'espace), et aux tentatives de discrédit visant à combattre – rien que ça ! - « les ennemis du développement », nouvelle figure de l'ennemi intérieur !
Discriminer, diaboliser, départager les bons (ceux qui pourraient être des partenaires des institutions) des mauvais opposants (les vilains activistes)...
~~~
Au chapitre trois, l'auteur s'intéresse aux formes que prend l'occupation et ce qu'elles produisent comme nouvelles formes d'organisations sociales.
Parmi ces formes, des tactiques d'action directe, une occupation illégale, vue comme une action de sabotage, qui ont notamment révélé la solidarité et
l'entraide entre paysans en lutte et occupant-es.
Vivre le territoire. Sur la ZAD, l'uniformisation est critiquée : les manières d'habiter sont plurielles et génèrent une conception pluraliste de l'organisation sociale.
Les habitant-es refusent l'autarcie, ne se voulant nullement coupé-es du monde. Au contraire, il est question de participer à la construction d'un mouvement reliant des lieux combattant « les logiques marchandes, gestionnaires et policières » et ouvrant des territoires « d'où il est possible de s'en affranchir » (p. 87). Relier des zones en lutte, pour une lutte de zones, une lutte en zones.
Des territoires autonomes, des « communes » autonomes servant de bases arrières, pour arracher d'autres territoires à l'emprise du capital. En parallèle des blocages et des occupations, il importe de construire les moyens de l'autonomie (agriculture, artisanat). Cela n'est pas sans poser des divergences entre les occupants : les partisans de l'autonomie et les « primitivistes » qui ne souhaitent pas que toute la zone soit mise en exploitation. C'est un conflit d'usage.
~~~
Le chapitre quatre a pour titre « le partage anarchiste » et s'ouvre avec une citation de Piotr
Kropotkine (1842-1921) qui énonce que le plus grand facteur pour le progrès moral de l'homme fut l'entr'aide.
Comment cela se décline-t-il sur la ZAD ?
Dans les relations sociales capitalistes, les propriétaires contrôlent l'accès aux ressources, et de fait les échanges sont asymétriques. Sur la ZAD, la mise en commun est instaurée et permet de dissocier les échanges de toute forme d'obligation réciproque. Deux ressources particulièrement circulent : la force de travail et le savoir-faire. « Il s'agit pour les occupant-es d'empêcher le développement d'une logique de service » ou « de dépendance » (p.113), car le plus important est bien la capacité de s'investir et de créer ses propres moyens d'autonomie.
Margot Verdier montre qu'en réduisant les spécialisations et la division des tâches, les occupant-es empêchent l'émergence d'une structure économique contraignante.
Enfin, pour maintenir l'autonomie politique du sujet, des formes d'appropriation privatives se combinent aux pratiques de partage et d'entraide. Il reste donc bien des bribes de propriété et l'auteur d'illustrer son propos en citant
Charles Macdonald : « la possession de certains biens essentiels, assure l'autonomie du sujet. La finalité est la même : rester libre, c'est-à-dire, ne pas devoir et ne pas avoir à demander » (p.119).
Ce partage est « la principale forme d'échange des ressources » (p. 108), à travers des points d'accès aux infos et aux savoirs, aux savoir-faire et aux outils, aux ressources élémentaires. Sans cette ouverture des accès aux ressources, le chemin vers l'émancipation ne serait pas imaginable.
~~~
Le commun en délibération.
Quels sont les processus de délibération utilisés par les habitant-es de la ZAD ?
Ils refusent toute délégation, car celle-ci empêche les individus de s'organiser, tout comme ils dénoncent l'illusion démocratique qui légitime la reproduction d'un système de privilèges.
Comme des habitant-es de la ZAD l'ont écrit dans un texte, « le terme de démocratie évoque trop l'idée d'une gouvernance collective, qui ne nous fait pas envie… le terme d'auto-organisation en horizontalité nous convient davantage » (p.129).
Les pratiques mises en place conduisent à refuser toute unification (un corps social unifié dans une figure collective qui remplacerait les volontés individuelles ; de même, unifier le peuple légitime l'autorité et l'état, « arbitre bienveillant » surplombant le « peuple »).
Ce refus de l'unification influence l'agencement des espaces sociaux de la délibération qui passe par la communication directe, les échanges non contraints étant privilégiés.
Il est nécessaire de souligner que 1. la réunion des habitant-es n'a pas de pouvoir de contrainte ; 2. les décisions sont prises au consensus mais, ce « consensus ne manifeste pas l'adhésion des participant-es mais l'absence d'opposition formelle, un droit de veto individuel permettant de bloquer la décision ou de la renvoyer à une délibération ultérieure » (p. 138).
Ce principe d'opposition formelle permet des réponses multiples car plusieurs solutions peuvent se mettre en place simultanément.
Ce refus se retrouve aussi dans l'absence de porte-parole ou de signature des tribunes et autres textes produits : la lutte n'est pas personnifiée. La diversité est affirmée tout comme « la conflictualité nécessaire au maintien de formes d'organisation horizontales à l'écoute des voix minoritaires » (p. 136).
Chacun-e doit pouvoir s'exprimer et avoir sa place dans la négociation, l'essentiel étant d'empêcher toute inégalité dans la liberté de parole, chacun-e ayant un rythme, une mentalité, des dispositions différentes. La sociologue cite les chercheurs Christoph Haug et Dieter Rucht, dont les travaux portent sur les pratiques de délibération anti-autoritaires. Ils pointent que les propositions sont le plus souvent mieux acceptées quand elles tiennent compte des différents points de vue exprimés par les participant-es. D'où l'importance des rencontres sur la ZAD, qui sont des moments explicitement organisés et créant de l'expérience partagée.
En ressort ce que
Margot Verdier nomme, une organisation sociale fragmentaire.
~~~
Comment s'organiser ?
Egalité anarchiste contre efficacité démocratique
Dans ce sixième chapitre,
Margot Verdier montre que cette organisation sociale fragmentaire soulève enjeu et controverse au sein même du mouvement. le manque d'efficacité de la lutte interroge certains sur les « réticences à avoir de vraies positions communes » (p. 156) et donc sur les instances de délibération et leurs prérogatives.
L'auteur s'interroge ainsi sur les rôles que chacun-e peut prendre, et notamment sur les « dispositions et les capitaux qui leur permettent de nouer les relations de confiance nécessaires pour être pris en compte dans les décisions ». Ainsi il apparaît que les occupant-es ayant des origines différentes (certains venant de classes dites possédantes) ont des pouvoirs différents (notamment du pouvoir-faire, cf travaux de
Uri Gordon) témoignant de la persistance d'inégalités. Certain-es ont dénoncé cette forme de « mépris de classes ». Au-delà de cette opposition ce qu'il est intéressant de voir, c'est que sur la ZAD persiste des stigmates de la culture capitaliste : et quand certains voudraient privilégier l'efficacité, d'autres souhaitent déconstruire « les inégalités liées aux origines sociales et aux parcours des individus » (p. 167).
Il apparaît nécessaire pour cette organisation sociale que co-existent « feu de camp » (relations amicales et groupes de discussions informelles) et plénières. La tension entre l'égalité radicale de la fragmentation anarchique et l'efficacité de l'unification démocratique est réelle.
~~~
Le but affiché de la sociologue
Margot Verdier est bien par son travail de contribuer et d'accompagner la réflexion des activistes, d'aider à ce qu'advienne « un monde dans lequel les personnes seraient libres de gérer leurs propres affaires » (citation de
David Graeber).
PS : il y aurait aussi à écrire sur le travail des mots fait par les occupant-es, sur les textes qu'ils ont produits et que citent abondamment l'auteur, sur les excursus qui séparent les chapitres et qui rapportent des extraits d'entretien avec des habitant-es…
Alors… Bonne lecture – non pas tant de ces quelques notes – mais du livre lui-même !