Elles sont drôles, les femmes, toutes pareilles avec leurs enfants, avec leurs parents, toujours le même combat, la même inquiétude, la même angoisse qu'on ne leur ait pas tout dit, elles sentent bien que ça ne va pas, elles le sentent dans leur chair, et elles ont beau n'avoir que leur intuition à se mettre sous la dent, va que je te tourne ça dans tous les sens, on va bien finir par lui trouver quelque chose de grave, Qu'est-ce que vous en pensez, Docteur ?
Le mal de tête et la fièvre ça serait pas la méningite ? La fièvre et le mal de ventre ça serait pas l'appendicite ? Le mal de ventre et les vomissements ça serait pas l'occlusion intestinale ? Les vomissements et le mal de tête ça serait pas la tumeur au cerveau ? La douleur au cœur ça serait pas l'infarctus ?
Et ça, ce sont les peurs avouées, les peurs articulées, les peurs imaginables.
Mais il y a les autres, les peurs oubliées, ancestrales, transmises sans mot dire de grand-mère en belle-fille au-dessus du lit où se tord le petit (ou le vieux) avec ses 40°, sa toux, sa pâleur, sa torpeur, sa langue rôtie, sa jaunisse, ses gémissements, ses plaintes. La peur des maladies jadis mortelles, la rougeole, la coqueluche, la diphtérie, la typhoïde, la tuberculose, dont on croit qu'elles n'existent plus parce qu'on n'en parle plus, déjà qu'aujourd'hui en plus il y a le sida (J'ai insisté pour qu'il passe le test, vous comprenez, il a toujours donné son sang, dans le temps on ne faisait pas d'examen, alors aujourd'hui avec tout ce qu'on voit), le cancer, la myopathie et la maladie des poumons, là, comment vous appelez ça ? (Ma voisine Madame Baudou, comme son mari et elle ne pouvaient pas avoir d'enfants, ils avaient adopté deux petits Malgaches qui leur donnaient déjà bien du souci - elle en a du courage ! - et puis voilà qu'elle se retrouve enceinte à trente-neuf ans alors, bien sûr ils ont voulu la garder, pensez, leur première petite fille ! Eh bien la pauvre petite elle a été malade dès la naissance, enfin pas beaucoup mais la maman voyait bien que sa petite n'allait pas bien, et les médecins ont eu du mal à trouver de quoi, il faut dire qu'ils ne la croyaient pas, mais à force de la voir toujours rendue dans le service, ils ont bien compris que ça n'était pas seulement dans sa tête, et finalement ils lui ont trouvé une muvo, une cuvo, une mucoviscidose, c'est ça, et maintenant on l'emmène à l'hôpital tous les quatre matins pour la mettre sous perfusion, antibiotiques inhalations massages respiratoires, ça dure parfois des semaines avant qu'elle ne ressorte et même alors elle n'est pas toujours fraîche, elle tousse elle tousse c'est tout ce qu'elle peut faire, des fois on se dit qu'ils ne devraient pas la laisser On aller comme ça vu que les Baudou habitent au milieu des prés et que chez eux c'est quand même pas mal humide. Mais les docteurs ont dit que s'ils la gardaient trop longtemps à l'hôpital elle risquait d'attraper des microbes encore plus méchants qu'en restant chez elle) et les maladies exotiques qu'on ne voit pas, dont on ne parle pas mais qui se transmettent par la brosse à dents (II y a de quoi avoir peur d'envoyer ses enfants à l'école) alors, en comparaison, les maladies qui ont emporté les grands-parents, les maladies qu'on a soi-même faites enfant (Pensez si je m'en souviens, de ma rougeole ! J'ai raté l'école !) ça paraît anodin dépassé même si on se rappelle quand même qu'autrefois ça tuait net un adulte en peine force de l'âge, que parfois ça laissait un enfant crétin ou estropié (dans ma classe il y avait un garçon qui avait le bras paralysé à cause de la polio, et il se coinçait la main dans la poche quand il courait pour pas qu'elle ballotte).
Et puis il y a les peurs irrationnelles, les peurs au jour le jour, les peurs que rien ne calme parce que la vie est comme ça, on vit on souffre on pleure, on voit ses enfants pleurer, on voit ses enfants souffrir, on voit ses parents vieillir tomber ne plus se relever parce qu'ils n'en ont plus envie, on se dit qu'un de ces jours (non on ne se le dit pas, on a trop peur d'y penser même si on y pense malgré tout sans trop le laisser voir) ce sera son tour à soi et qu'ils ne seront plus là pour nous aider - les enfants, d'abord, il ne faut rien en attendre, ils s'en vont ils ont leur vie et puis vous savez comment c'est, Docteur, les enfants ça ne pense qu'à soi, on a beau les prévenir qu'ils s'en mordront les doigts plus tard, on a fait la même chose à leur âge.
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