Le sujet était éminemment intéressant. Raconter une rencontre imaginaire entre deux grands poètes allemands de l'époque Romantique,
Heinrich von Kleist et Caroline von Günderrode, et pour le lecteur, l'occasion de s'immerger dans la tête de ces deux écorchés vifs, avoir la possibilité d'appréhender leurs univers, leur détresse, leur incapacité à vivre dans le monde des hommes.
Le programme était alléchant et semblait plus que prometteur d'autant que la causerie était imaginée par
Christa Wolf (1929 – 2011), l'une des grandes dames de la littérature Est-allemande, une romancière qui ne voulut jamais quitter la RDA, qui fut longtemps surveillée par la STASI et qui, après la chute du mur de Berlin, dut subir une affreuse campagne de dénigrement.
On a affaire à un texte très court, un peu plus d'une centaine de pages ; l'unité de lieu et de temps, comme au théâtre, réduite au maximum : un salon bourgeois allemand au début du XIXème siècle où sont réunis quelques intellectuels de haut rang dont
Kleist qui sort d'une grave période de dépression et la belle Günderrode dont le caractère ombrageux et indépendant fait des étincelles…Au fil de l'après-midi puis au gré d'une promenade le long du Rhin, les deux poètes sont amenés à discuter, partageant ainsi leur certitude désespérée que « pour le bonheur, la création, la liberté, il n'y a aucun lieu, nulle part ».
Dans la réalité, ces deux-là, pourtant contemporains et relativement du même âge, ne se sont jamais rencontrés.
Christa Wolf a eu la brillante idée de croiser leur destin et, en exposant ainsi leur angoisse existentielle, en dévoilant toutes leurs similitudes de pensées, la romancière découvre à quel degré d'intensité les deux personnes se ressemblent, comme si, se regardant dans un miroir, ce n'est non pas leur propre reflet qui eut été projeté mais bel et bien la réflexion de l'autre, le pendant masculin et/ou féminin de leur personnalité fiévreuse. L'écho de leur voix intérieure s'accordera par ailleurs jusque dans la mort puisqu'ils se suicideront peu après à quelques années d'intervalle.
D'où vient alors cette impression irrépressible d'un texte qui s'éternise, qui semble long et imprime un sentiment de lancinance qui pourrait être facilement qualifié d'ennui ?
Il est avant tout mal aisé de pénétrer l'esprit tourmenté et confus des deux principaux personnages. La cause en est principalement à l'écriture décousue de l'auteur qui passe sans transition de l'un à l'autre des protagonistes, d'un monologue intérieur à une parole émise à haute voix, d'un échange verbal à une pensée intime, si bien que l'on se demande souvent qui parle de l'un ou de l'autre des êtres en présence, si même la parole a été échangée ou seulement forgée dans les replis de la conscience, et si elle a été dite, à qui a-t-elle été adressée dans ce salon où interviennent aussi Bettina Brentano, Savigny, Clemens ou le conseiller Wedekind?
Cela crée une confusion, un enchevêtrement de paroles, un bouillonnement de pensées dans une construction « fouillis», un embrouillamini de choses dites ou méditées donnant l'impression d'être aux prises avec des orties de mots.
Si ce désordre reflète parfaitement le jaillissement intérieur, la source tumultueuse, la riche vie intime des deux poètes, l'ensemble provoque un sentiment d'étouffement et une difficulté de compréhension qui rendent la lecture fastidieuse voire lassante.
Kleist et Günderrode sont accablés par quelque chose qui nous reste finalement assez étranger.
Le mal-être qu'ils éprouvent et qui les ronge vient pour beaucoup de la croyance inflexible qu'ils ont de leur propre supériorité et qui débouche sur l'intime conviction qu'il est impossible de concilier vie sociale et activité artistique.
Impression que leur tourment, leur incapacité viscérale d'adaptation au monde environnant, leur souffrance extrême, semblent outranciers et abusifs. Des êtres sur-jouant leur malheur, s'y complaisant presque, et qui, finalement, nous laissent de marbre.
Si la passion excessive, les sentiments exacerbés sont des caractéristiques dominantes du courant Romantique, l'on reste malheureusement en dehors de leur affliction et aucun des deux ne nous transmet cette empathie que l'on se devrait de ressentir face à de tels êtres en détresse.
Malgré la brièveté du récit, demeure alors la sensation malheureuse de tirer au flanc et de ne pas avancer dans sa lecture. S'accrocher pourtant, car l'écriture recèle de belles trouvailles, des phrases intéressantes, lumineuses parfois et propices à la réflexion par ce qu'elles nous révèlent des pensées tumultueuses des deux poètes mais aussi par l'écho qu'elles renvoient dans la propre existence de
Christa Wolf et la difficulté d'écrire dans un pays dictatorial.
Et malgré tout, ce sentiment de déception ressenti devant le constat désopilant d'un rendez-vous manqué…Dommage…