«
Gran Balan »
Christiane Taubira (360 pages, Plon).
Quel dommage !
Voici pourtant une remarquable plaidoirie, enthousiaste, très éloquente, pleine d'empathie, d'une belle révolte et d'une saine colère, parfois bouleversante, généreuse et très engagée à laquelle on ne peut être insensible. Une plaidoirie pour ce D.O.M., la terre de Guyane ; pour sa forêt, ses fleuves, ses odeurs, ses couleurs, ses sons. Une plaidoirie de solidarité profonde avec une population pauvre, si souvent humiliée, avec une jeunesse condamnée au désoeuvrement, pour laquelle il est si difficile de s'imaginer un avenir. C'est aussi un hymne à la langue créole colorée, si chantante et dépaysante à laquelle
Christiane Taubira fait une large place. Et lorsqu'elle n'use pas du créole, son écriture de femme cultivée, pleine de références est exigeante, protéiforme, gouleyante, très riche (parfois trop ?) Et puis c'est une belle galerie culturelle où défilent des coutumes, une cuisine, une flore et une faune, des poètes, des chanteurs (on peut sur internet découvrir des concerts de « la grande, belle et digne Josy Mass, reine indétrônable du lérol et du Kanmougwé »), des femmes courage, femmes de peu mais si fortes, si dignes.
Et c'est encore un plaidoyer contre les méfaits du colonialisme d'avant-hier et d'hier, un rappel de l'histoire régionale (qui dépasse la Guyane et englobe ses voisins), et de toutes ses horreurs. Mais aussi contre l'emprise coloniale d'aujourd'hui. Contre les jeux et les abus de pouvoir de l'administration et de la fonction publique et de leurs agents importés de métropole à grands frais, au mépris des locaux à qui l'on ne laisse entrevoir que des postes subalternes. L'avant dernier chapitre, centré sur la crise sociale qui secoua la Guyane au printemps 2017 est un vrai reportage, où l'auteure démonte les coulisses du conflit, comment l'Etat français a su, dans une pirouette, se débrouiller pour favoriser de puissants intérêts miniers bien peu légitimes (j'ai juste trouvé assez surprenant que les seuls responsables politiques qui trouvent grâce aux yeux de
Christiane Taubira soient les deux jeunes et nouveaux ministres envoyés sur place en mars 2017... ministres d'un gouvernement dont elle faisait partie comme garde des sceaux un an plus tôt). Quant au compte-rendu de procès qui clôt le livre,
Christiane Taubira fut assez longtemps aux premières loges pour témoigner avec réalisme d'un système judiciaire qui broie les plus humbles, (ah quelle scène finale poignante en pleine cour d'assise !)
Toutes ces qualités font que si un jour j'ai la chance d'aller là-bas, je glisserai certainement ce livre dans ma valise, pour mieux comprendre et m'approcher avec sensibilité de cette Guyane, de ce monde si proche, et si loin de la métropole.
Et alors, quel est donc le problème ? C'est que là-dedans, le roman, ou le projet même d'un roman est totalement absent. Il n'y a pas d'histoire (le scénario complet ne semble qu'un prétexte et tient en deux lignes), ni aucun rebond narratif. Les descriptions ethnologiques sont exhaustives (par exemple, le chapitre 2 supposément centré sur le personnage Hébert, compte 41 pages, dont 38 de pure description du carnaval local, mode «lonely planet» en plus sympathique et plus vivant). Pire, il n'y a en fait pas vraiment de personnages, ils sont totalement transparents, sans épaisseur, l'auteure ne leur laisse aucune place, elle s'impose, ou s'interpose partout, entre eux et le lecteur. Elle nous livre ses propres commentaires politiques, sociaux et culturels (très intéressants au demeurant), en les mettant maladroitement dans la tête des personnages, voire dans leur bouche, dans la bouche de jeunes qui n'ont pas son parcours, ce qui fait assez « décalé » ... Ils ne sont que les faire-valoir de l'auteure, qui surplombe en permanence le récit. La dimension romanesque est ainsi totalement diluée. Parler ici de roman tient de la publicité mensongère. «
Gran Balan » propose en réalité une sorte d'excellente et longue soirée thématique de la chaine Arte. Quant au « premier roman de
Christiane Taubira », le vrai premier roman, on espère le lire un de ces jours.