Qu'est ce qui fait la postérité d'une oeuvre ? Quel est donc ce déclic mystérieux qui décide qu'une oeuvre devienne culte et qu'une autre prenne la poussière ?
Je ne parle pas là des best-sellers encombrant les têtes de gondoles, certains agréables d'autres de plomb mais qui partagent l'assurance d'un oubli quasi certain. Non je parle de ces oeuvres qui s'incrustent dans les mémoires collectives et acquièrent un statut inaltérable.
Voilà une question que
Edward Whittemore a dû se poser quelquefois, voyant son QUATUOR DE JÉRUSALEM grossir les invendus et les étals des bouquinistes.
De fait, il est extrêmement ardu de mettre la main sur LE QUATUOR sans passer par les fourches Caudines d'un site en ligne qui met en avant de farouches guerrières se sectionnant le sein pour mieux tirer à l'arc.
Edward Whittemore est né en 1933 et mort prématurément en 1995. Il fut agent de la CIA, barman, et finit sa vie dans une relative indigence à effectuer des taches de merde administratives dans un cabinet d'avocat.
Pendant sa période CIA, Edward a entamé la rédaction de sa (bien peu) fameuse tétralogie le QUATUOR DE JÉRUSALEM.
Ces quatre romans ambitionnent rien moins que raconter l'Histoire du monde, sur la base d'un malentendu énorme : la Bible, apprenez-le, n'est qu'un tissu de fables inventées par un dément aveugle et dictée à un simple d'esprit - entièrement réécrit ensuite par un moine dingo soucieux de préserver le dogme. Complots, agents doubles, révélations mythiques, tourbillonnent autour de la Ville du Livre, celle-ci devenant l'enjeu d'une partie de poker qui durera une douzaine d'année...
Ed en a vendu 3000 exemplaires. En tout. Pour l'ensemble des quatre volumes.
Ce qui est particulièrement injuste si vous voulez mon avis. LE QUATUOR fut édité en France par la collection Ailleurs et Demain de Gérard Klein, grand éditeur de SF (et bon écrivain itou). Qu'il en soit remercié. Mais LE QUATUOR n'est pas de la SF. LE QUATUOR est... Et bien... je ne sais pas trop.
Autant vous le dire tout de suite, la qualité littéraire du QUATUOR est inversement proportionnelle à la laideur invraisemblable des couvertures.
Voilà un livre épicé, coloré, riche en vocabulaire, semé de noms propres improbables, de faux personnages historiques et de vrais personnages de contes, volontiers elliptique... pour tout dire la plume de
Whittemore fait appel à l‘intelligence du lecteur, ce qui, on le sait, est un pari audacieux.
Ce premier volume est enlevé, parfois franchement barré, un mélange savant de
Tex Avery burlesque, d'érudition précise (mais non précieuse) et de mysticisme lié au désert, aux religions qui s'entrechoquent, à la folie inhérente au Moyen Orient.
Sous le déluge d'humour absurde, l'on sent qu'il connait son sujet Ed et qu'il a bien retenu ses leçons d'histoire à Yale.
Ce livre est touffu, parfois trop, mais réussit à happer le lecteur qui fait l'effort de poursuivre.
Il faut bien l'avouer, lire le QUATUOR demande un réel effort. Oubliez la narration logique : départ du point A pour arriver au point B tout va bien... La logique n'est pas le fort de
Whittemore et les digressions s'invitent plus qu'à leur tour.
Le deuxième tome amplifie ce mouvement : En avant Guingamp dans la démesure et la bouffonnerie Whittmore part du principe que tout est possible à Jérusalem et tout y arrive. Ville qui permet toutes les folies, qui couve la déraison.
Ce deuxième tome est encore plus barré que le premier (et c'était pas gagné) voire étrange. On y sent poindre aussi une certaine mélancolie.
J'ai une théorie. Je crois fermement que l'humeur de
Whittemore, amer de voir son grand oeuvre se vendre encore moins que "Le macramé dans l'histoire", se ressent dans son style. Les pages se font moins alertes, moins ouvertement absurdes mais plus empreintes d'une tristesse sourde.
Ce n'est pas encore trop prégnant dans ce deuxième volume mais cette sensation explose dans les paragraphes du troisième opus. Troisième volume du QUATUOR, écrit cinq ans après le deuxième, OMBRES SUR LE NIL cumule les superlatifs. Plus gros, plus beau - couverture exceptée, ahem... comment dire ? -, plus déprimé, plus triste et plus fou, ce roman [?] renoue cependant avec une certaine normalité littéraire en s'affranchissant totalement des éléments bizarro-sciencefictifs qui jalonnaient les deux précédent.
Whittmore n'a jamais voulu vendre. Il n'accordait pas d'interview et n'a jamais donné dans le easy reading. Mais je précise (et cela n'engage que moi) : s'il n'a jamais voulu vendre des containers entiers de son roman, s'il n'a jamais rien fait pour produire un bon gros best-seller à base de recettes éprouvées, il n'avait rien contre une réussite imprévue, au moins un succès d'estime. Mais cette indifférence, ce néant total, cette absence quasi cosmique, je pense qu'il l'a mal vécu. Et ça se lit entre les lignes. le ton se fait plus dur, plus désespéré.
Fini la bouffonnerie absurde. Toujours foisonnant de personnages, ce livre mélancolique déroule un synopsis classique et un dénouement cohérent. Il faut avoir le goût des digression cela dit, ne rien avoir contre des détours nombreux. Si vous voulez de l'action pure, du Jack Bauer en mode adrénaline, ce n'est pas le genre de la maison !
Ces trois tomes sont étroitement liés. Ils ne peuvent se lire indépendamment et forme un tout. Ce n'est pas le cas du dernier livre.
Whittemore délaisse les protagonistes des premiers romans et déroule une histoire plus classique, moins touffue et à vrai dire je trouve cet opus le plus réussi.
Nous sommes là dans l'univers de l'espionnage documenté voire documentaire. Inspiré d'un réel agent double, Ed déploie toute sa connaissance du terrain, il connait ces déserts, il les a arpenté, il sait l'agencement d'opérations d'infiltration d'envergure. Il nous détaille le ressac sans fin des conflits opposant les Arabes aux juifs.
À travers les tourments du Coureur, qui ne sait plus s'il est un Israélien espionnant la Syrie ou un espion syrien, se dégage une ultime conviction : il est un « Oriental » que ses racines lient irrévocablement à un désert disputé et inspiré.
Whittemore rêve : celui, sur cette terre pétrie de sang et de symboles, d'une société apaisée, multiculturelle et multiconfessionnelle. Un rêve pareil à la Ville sainte : inaccessible.
Très beau livre. J'ai beaucoup aimé les 3 premiers, mais celui là a ma préférence. je le conseillerai à ceux qui veulent s'immerger dans l'univers de cet écrivain hors norme, inconnu. Lire
Whittemore nous donne l'impression d'appartenir à une société secrète, on se sent privilégié et c'est là le plus bel hommage que je puisse lui faire.
Je laisse le mot de la fin à
Tom Robbins, autre écrivain :
"L'oeuvre de
Whittemore est l'un de secrets les mieux gardés de la littérature américaine (...) comparable à un bol de pudding au haschisch : riche, sombre, goûteux, amusant, vénéneux, révélateur, avec un parfum d'exotisme et de danger. "
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