Je viens de relire le texte et malgré l'excellente traduction, je suis resté plus mitigé au début par rapport à ma lecture initiale, assez submergé par ces épanchements hystériques de mièvrerie, ces larmes permanentes, ces exclamations d'amitié désespérée toutes les trois lignes. Et puis au fur et à mesure, une excitation toute littéraire s'emparait à nouveau inexplicablement de moi, une joie de lecteur vraiment. Car je trouve que l'excellente traduction (saint Markowicz translatez pour nous pauvres lecteurs) rend bien compte aussi de quelque chose qui transparait derrière toute cette hystérie mièvre, quelque chose de plus profond, qui apparait en une unité textuelle autour de la folie, du déraillement de cet homme, et c'est là où l'on côtoie déjà le génie de Dosto. Cette sensation unique d'une fièvre physique, totale, s'emparant du texte même - du pur théâtre de la folie !
Et quand on arrive à ce degré de force textuelle, qu'on passe au-delà du sentimentalisme maladif gênant aux entournures, on se rend compte qu'un espace béant a été ouvert dans la plaine de la Neva et on arrive logiquement à cet avant-dernier paragraphe sublime, et pour une fois descriptif, où l'ami navré contemple le soleil achever de mourir au fond de la perspective, accoudé au pont. Rarement Dosto dans mon souvenir aura eu une telle inspiration à travers une simple description – mais c'est parce que l'environnement tout entier est transpercé par une psyché. le monde malmené dans le texte a fini par s'en trouver changé. C'est le pouvoir des mots de Dosto, cela ; et c'est unique, il faut bien l'avouer.
L'espace béant, le fonctionnaire à qui était enfin promis le bonheur n'a pu qu'y sombrer : c'est le gouffre de son coeur trop faible (dont les parois n'ont eu de cesse d'être secrètement labourées par l'écrivain, ce vilain alchimiste), incapable de battre plus fort, plus « régulièrement » dans la société de ses pairs, c'est la tragédie de la liberté humaine qui n'est qu'un songe, qu'une paille sur laquelle Dieu soufflera à son gré. Il y a une révolte qui pointe chez son ami et colocataire dans l'avant-dernier paragraphe, une révolte métaphysique, et puis aussitôt une résignation, une infinie résignation. Et je crois que dans ce double mouvement tout
Dostoïevski est là, comme il le développera ensuite à travers toute son oeuvre, pour aboutir au monument des Karamazov. C'est bien plus subtil qu'un simple refus d'être heureux, qu'une fuite dans la folie, qu'une étude psychologique un peu excessive d'un type d'angoissé ou de névrosé concentrant en lui la maladie du tissu social de son temps…
De ce petit texte au premier abord hystérique et dégoulinant de bons sentiments, accouche l'expérience d'une prise de conscience religieuse, qui ne peut être dite, ou décrite directement, qui a besoin d'un canal artistique pour pouvoir être communiquée.
« Il tressaillit, et ce fut comme si son coeur s'inondait, à l'instant, d'une source de sang brûlante, qui venait brusquement de jaillir sous l'afflux d'une sorte de sensation impérieuse, mais qu'il n'avait encore jamais connue. Ce fut comme s'il venait de comprendre, seulement à cet instant, toute cette inquiétude et de savoir pourquoi son pauvre Vassia, qui n'avait pas supporté son bonheur, était devenu fou. Ses lèvre se mirent à trembler, ses yeux s'empourprèrent, il blêmit et ce fut comme s'il avait appris à voir quelque chose de nouveau à cette minute-là… »
Et cette expérience commence ici à être communiquée, et c'est pour cela qu'on le lit et le relit, ce bon vieux Dosto. Il nous met tout nu directement en face du problème d'un monde ayant évacué l'encombrante présence de Dieu, et dont les créatures humaines ne peuvent plus que s'auto-détruire quand leur coeur souffre. A cette communication réussie dans l'écriture, religieuse ou amoureuse (paragraphe de la révélation face à la plaine de la Neva, l'achat du ruban pour la fiancée), répond en négatif la page blanche sur laquelle Vassia s'échine à « pousser la plume », ou les quintaux de pages d'écriture qui n'ont aucune autre finalité que d'occuper un emploi du temps (« Et l'affaire que je lui avais confiée, sa tâche, elle n'était pas grave du tout, et pas du tout urgente. »), et in fine, au dernier paragraphe, le visage de l'ancienne fiancée détourné vers « le parvis de l'église, pour cacher son malheur aux regards… ».
Dosto a pris la plume pour la lever, la faire s'envoler avec remue-ménage et tapage parmi les visages détournés des siens, engageant la lutte contre cette pesanteur terrible qui ramène tout être, toute société à ses plus bas instincts, en fouillant sans relâche, avec ses errements et ses ratiocinations sentimentales, sur la scène, pour ne pas perdre le dernier éclat de la grâce… dusse-t-il pour cela écorcher les parois de maints coeurs faibles du style de celui de Vassia, mais c'est uniquement en leur fréquentation que la plume peut s'élever un instant, résonner sous l'influx « d'une source de sang brûlante ».
Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.