Aux personnes qu'intéresserait ma technique d'écrivain, je livre la recette suivante :
Pénétrez dans la sphère du songe.
Puis mettez-vous à rédiger la première histoire qui vous passe par la tête, et écrivez-en une vingtaine de pages. Relisez-la.
Sur ces vingt pages, il y aura peut-être une scène, deux ou trois phrases, une métaphore qui vous paraîtront excitantes. Alors vous récrirez le tout de nouveau, veillant à ce que ces éléments excitants deviennent votre trame — écrivez cela sans tenir compte de la réalité, en tâchant de satisfaire aux seuls besoins de votre imagination.
Au cours de cette seconde rédaction, votre imagination aura déjà amorcé, choisi une direction, et il vous arrivera de nouvelles associations qui définiront d'une manière plus précise le champ de votre activité. Rédigez alors une vingtaine de pages de ce qui suit, en serrant de près la ligne de vos associations et en cherchant toujours l'élément excitant — créateur — générateur — mystérieux — révélateur. Puis, récrivez le tout une fois de plus. Avant même d'avoir eu le temps d'y penser, vous verrez arriver le moment où va naître sous votre plume une série de scènes clefs, de métaphores, de symboles [...] et où vous disposerez du « chiffre » approprié. C'est alors que, mû par une logique interne, tout commencera à prendre corps et forme sous vos doigts : scènes, personnages, idées, images exigeront d'être complétés, et ce que vous aurez déjà créé vous dictera le reste.
p. 175
Rabelais, lui, ne savait pas s'il était "historique" ou "supra-historique". Il n'avait nullement l'intention de cultiver "l'écriture absolue" ni de sacrifier à l'"art pur", ni à l'opposé, d'exprimer son époque : il n'avait en général aucune intention, car il écrivait, comme un gosse fait pipi contre un buisson, simplement pour se soulager. Il attaquait ce qui le mettait en fureur ; il combattait ce qui entravait sa route ; il écrivait pour la volupté, la sienne et celle des autres --- tout ce qui venait sous la plume.
Dans notre embarcation à moteur, sur le miroir d'eau qui s'étend sombre et silencieux, nous glissons entre le taillis des îles. Il fait vert et bleu, il fait aimable et amusant. A l'arrêt une jeune fille monte qui... Comment m'exprimer ?La beauté a ses mystères. Que de belles mélodies par le monde ! Seules quelques-unes pourtant nous font l'effet d'une main qui commence à nous étreindre. Cette beauté-là était tellement poignante que nous avons tous eu un sentiment de dépaysement, peut-être même de pudeur, --- et nul d'entre nous n'osait montrer aux autres qu'il la regardait, mais pas une paire d'yeux qui ne fussent aux aguets de cette étincelante existence.
Soudain la jeune fille le plus tranquillement du monde, entreprit de se curer le nez avec les doigts.
Avec l'écrivain argentin Ernesto Sabato au bar Helvetico.
Sabato, qui, en dehors de son métier d'écrivain enseigne la philosophie dans un cours privé, veut bien m'initier à sa méthode : "Hay que golpear, me dit-il, il faut frapper un coup." Les arracher à la réalité coutumière et faire en sorte qu'ils perçoivent tout à neuf, pour la première fois. Lorsqu'ils se retrouveront complètement désarmés au milieu d'un monde ainsi perçu à neuf, l'angoisse les obligera à chercher des solutions et ils se mettront en quête d'un maître... --- mais il faut tout casser, créer un état d'alerte....
Il a raison. Car le savoir, de quelque espèce qu'il soit --- depuis les mathématiques les plus strictes jusqu'aux plus obscures suggestions de l'art -- n'est point fait pour tranquilliser notre âme, mais pour l'ébranler, la mettre en état de vibration et de tension.
Ces bouderies des étrangers vis-à-vis de l'Argentine, leurs critiques hautaines et jugements sommaires ne semble pas du meilleur aloi. L'Argentine est remplie de merveilles et de charme, mais ce charme est discret, enrobé d'un sourire qui se refuse à trop exprimer.
...Saturé de jeunesse, ce pays respire le calme aristocratique particulier aux êtres qui n'ont pas besoin d'avoir honte et se meuvent en toute facilité.
Witold Gombrowicz : Entretiens avec Gilbert Maurice Duprez (1967 / France Culture). Diffusion sur France Culture du 14 au 20 janvier 1970. Photographie : L'écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969), portrait daté de 1967. - Sophie Bassouls/Sygma/Sygma via Getty Images. Ces entretiens avec le grand écrivain polonais, disparu en 1969, ont été enregistrés en 1967 et diffusés pour la première fois du 14 au 20 janvier 1970. Witold Gombrowicz a enregistré cette série d'entretiens avec Gilbert Maurice Duprez en juin 1967 alors qu'il venait de se voir décerner le prix international de littérature "Formentor". Plutôt que d'y voir une tentative d'exégèse de son œuvre par lui-même, il faut plutôt considérer ces entretiens comme une suite d'esquisses en vue d'un autoportrait que l'on pourrait intituler : Witold Gombrowicz par Witold Gombrowicz. L'écrivain polonais est mort en 1969 des suites d'une grave affection cardiaque. Gombrowicz n’a jamais pu jouir pleinement du succès de son œuvre, notamment à l’étranger. C’est en France, grâce notamment au vif succès des représentations du "Mariage" au théâtre Récamier en 1964 et de "Yvonne Princesse de Bourgogne" au théâtre de France en 1965, que son œuvre trouve l’un des retentissements les plus rapides. Polonais mais antipatriote visant une forme d’universalité humaine, il était important pour Gombrowicz que son œuvre dépasse les frontières de son pays. Witold Gombrowicz : « Mon histoire est celle-ci : j'ai quitté la Pologne en 1939, après j'ai passé vingt-trois ans en Argentine, puis après une année à Berlin je me suis établi ici, à Vence, à cause de ma santé qui n'est pas très bonne. Exilé ? Oui, premièrement je suis un exilé politique à cause du régime communiste en Pologne, mais aussi dans un sens spirituel. C'est-à-dire que je veux être un écrivain universel et dépasser ma situation particulière de Polonais, même je ne voudrais pas être un écrivain européen. Ma philosophie est de dépasser la nation. Je suis dans un certain sens un antipatriote. »
Grâce à ces entretiens, enregistrés en juin 1967, soit un an et demi avant sa mort, on découvre un Gombrowicz certes fatigué, à la voix enrouée, mais toujours plein de la vivacité intellectuelle et de cette lucidité presque déconcertante qui irrigue son œuvre. Posant un regard critique sur la société et notre façon d’être au monde, on y découvre un Gombrowicz qui exècre beaucoup de ses contemporains et la littérature moderne en général, déclarant la guerre à Joyce ou au nouveau roman, dont la forme trop complexe brouille toute possibilité d’une vraie expérience de lecture. Ces enregistrements sont des ressources rares et précieuses qui permettent aux auditeurs et auditrices d’entrevoir les mouvements intimes de l’un des esprits les plus excentriques et fascinants de la littérature européenne du XXe siècle.
Source : France Culture
+ Lire la suite