"Fantôme : Signe extérieur évident d'une frayeur interne."
(
Ambrose Bierce, "
Le Dictionnaire du Diable")
Peut-on considérer "La maison natale" ("The Birthplace", 1903) comme une histoire de fantômes ? Oui et non.
Dans sa carrière d'écrivain,
Henry James a abordé plusieurs fois la thématique, toujours à sa façon. Il y a beaucoup d'ambigüité dans les "ghost stories" de James. Ce sont davantage des récits psychologiques qui analysent les rapports de ses protagonistes aux diverses "apparitions", parfois seulement aux sensations inconfortables. Quelque chose n'est pas comme cela devrait l'être dans un monde ordinaire...
James n'aime pas la simplicité. Même dans les histoires comme "
La redevance du fantôme" qui trouve une explication rationnelle, la fin nous fait retomber à nouveau dans cette ambigüité toute jamesienne. Sans parler des récits comme "Le coin plaisant", ou l'indéchiffrable "Tour d'écrou", qui a autant d'interprétations que de lecteurs.
"La maison natale" peut donc être vue comme une histoire d'un lieu hanté par les esprits d'autrefois. Mais elle a cette particularité que ces esprits sont évoqués délibérément, puis exorcisés par le désir humain de toujours tout savoir, tout expliquer... jusqu'à tordre la vérité en la transformant en mensonge. C'est une fine analyse de l'avidité humaine pour le sensationnel, et sous cet angle on peut la considérer davantage comme une satire dont la fin pourrait prêter à sourire, si elle ne faisait pas tant réfléchir.
La nouvelle était mentionnée dans l'ouvrage de
James Shapiro sur la controverse shakespearienne, et sa lecture n'a fait que confirmer mes opinions sur le bien-fondé même de cette controverse : quand on ne sait pas, on préfère s'inventer une vérité, si possible colorée et époustouflante, susceptible d'intéresser les masses. Sinon, quel intérêt ?
Henry James n'a jamais été l'un de ces "oxfordiens" ou "baconiens" convaincus ; il avait seulement d'inexplicables doutes (ce qui lui ressemble bien, après tout) sur la paternité des oeuvres de
Shakespeare. Il a visité la maison natale de
Shakespeare à Stratford plusieurs fois en 1901, et c'est sa discussion animée avec le guide Joseph Skipsey qui a inspiré cette nouvelle. Skipsey et sa femme étaient d'abord ravis et honorés d'obtenir le poste de gardien de ce sanctuaire stratfordien. Mais très bientôt, ils ont découvert que leur travail ne consiste qu'en mystifications et tromperies réclamées par le grand nombre de visiteurs, qui exigent une anecdote mémorable sur chaque pièce, chaque objet - un fabuleux conte à avaler sans scrupule. Ils ont fini dégoutés, tant intellectuellement que moralement, par la façon dont ils devaient affronter les touristes, et ils ont démissionné quelques années plus tard... persuadés que si l'esprit du Barde a jadis possédé ces lieux, cela fait bien longtemps qu'il est parti.
L'histoire des
Gedge de la nouvelle ressemble beaucoup à celle des Skipsey, du moins au début. Un couple modeste mais cultivé, tous les deux amateurs de l'Oeuvre, ils acceptent avec joie de devenir les gardiens du Sanctuaire. James ne mentionne jamais le nom de
Shakespeare ni de la localité de Stratford, et même si on le devine aisément, sa nouvelle prend ainsi une dimension universelle et presque inquiétante.
Les meubles, les objets, la cheminée... mais est-ce qu'il reste encore quelque chose de Lui, entre ces quatre murs ? Morris
Gedge voudrait le croire. Il arpente la maison la nuit, à la recherche d'un signe, d'une révélation... Mais le jour se lève, et les visiteurs arrivent, déçus de ne pas pouvoir repartir la tête dans les nuages. Les "faits" ne leur suffisent pas, ils veulent un "show".
Les honnêtes
Gedge traversent une véritable crise, dont l'issue sera toute différente de l'histoire racontée par Joseph Skipsey.
Ils viennent pour un spectacle ? Eh bien, ils l'auront !
Ensuite, on ne peut plus que se demander si l'esprit du Barde a définitivement abandonné son lieu de naissance, ou, au contraire, s'il s'est emparé de Morris
Gedge. Tout comme
Shakespeare a resuscité les anciens rois et grands hommes de l'antiquité sur la scène du Globe,
Gedge va resusciter
William Shakespeare sur les planches de sa maison natale. Son "spectacle" est tellement grandiose, tellement plaisant, tellement imaginatif qu'on en parle même en Amérique. (Et ces passages vous feront regretter que James ne se soit jamais vraiment réalisé dans le genre comique.) La question reste : quelle sera la réaction de son employeur, face à ce théâtre populaire tant applaudi par les bardolâtres... ?
Finalement, c'est donc bien une histoire de fantômes, même si les discrètes présences y sont remplacées par des apparitions carnavalesques qui agitent des chaînes en faisant
beaucoup de bruit pour rien. Après tout, c'est ce qu'on préfère tous... la réalité est tellement fade et ennuyeuse ! Ou au contraire, comme le remarque le cynique
Bierce, elle est difficile à affronter. Quoi qu'il en soit, le résultat est toujours identique : la tendance à la déformer. Et
Shakespeare, dans tout ça ? Je crois que son esprit est parti se réfugier dans ses pièces et ses poèmes, où personne ne risque de le déranger. C'est là que vous le trouverez, si le coeur vous en dit.
4/5, non à cause de l'histoire qui est parfaite, mais pour la difficulté de lecture. Il était intelligent de la part de James de ne jamais évoquer explicitement aucun nom ni lieu, mais cela crée parfois des phrases opaques, pas évidentes à saisir du premier coup.