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Critiques de Will Eisner (194)
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L'appel de l'espace

Cette BD, parue entre 1983, est considérée par certains spécialistes comme le chef d'oeuvre de Will Eisner. J'ai aimé les dessins travaillés en noir et blanc, un peu moins l'histoire. Le début était plaisant avec l'idée d'habitants d'une autre planète. Seulement cela tourne vite en politique avec la concurrence américains-soviétiques qui m'a vite embrouillée.
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Fagin le juif

Dans la carrière de l'auteur, ce récit complet s'insère entre Mon dernier jour au Vietnam (2000) et La Valse des alliances (2003). La première édition de 2003, écrite, dessinée et encrée par Will Eisner. Ce tome comporte 118 pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une introduction de 2 pages, rédigée par Will Eisner en 2003, revenant sur le personnage d'Ebony (un enfant aidant parfois The Spirit dans ses enquêtes), sur le principe des stéréotypes visuels, et sur la responsabilité de l'auteur dans l'utilisation de ces stéréotypes. Il conclut en indiquant que cette bande dessinée raconte l'histoire de Fagin le juif, et pas celle d'Oliver Twist. le tome se termine avec une postface de 3 pages également rédigée par Eisner, agrémentée de 2 autres pages reproduisant des gravures d'époque représentant des individus ou des personnages juifs, réalisées par Henry Wigstead (datant de 1785), Thomas de Rowlandson (1808), George Cruikshank (1837), et de gravures anonymes.



Un gentleman bien habillé se tient devant un homme âgé en haillons, assis par terre dans une cellule : Fagin raconte son histoire personnelle à Charles Dickens, tout ce que l'écrivain a omis de mentionner. Il précise qu'il s'appelle Moses Fagin et que ses parents se prénommaient Abraham et Rachel. Ils venaient de Bohème dont ils furent chassés avec les autres juifs. Ils parvinrent à Londres où ils s'établirent dans cette société qui ne discriminaient pas les juifs légalement, ni ne les persécutait. La société anglaise avait déjà accueilli des juifs séfarades, en provenance d'Espagne et du Portugal, qui s'étaient bien intégrés. Les juifs provenant de l'Europe Centrale (Allemagne, Pologne) étaient appelés ashkénazes et considérés comme faisant partie d'une classe inférieure. Leur vie n'était pas simple, mais meilleure que celle qu'ils avaient connue dans leur pays d'origine. Abraham Fagin enseigna l'art de la rue à son fils : comment piéger les gogos. Pour Fagin, vint le temps de la préparation de sa bar-mitsvah, des études chez le rabbin. Il refusait de se résigner à une vie de pauvre mendiant. Un jour son père l'emmène voir un match de boxe : Mendoza (un grand boxeur juif) contre Joe Ward (un gentil). Au bout de 26 rounds, Mendoza sort vainqueur.



Abraham Fagin emmène son fils à l'entrée d'une taverne où il va aller récupérer les gains de son pari. Il pénètre seul car ce n'est pas un endroit pour les enfants, demande ses gains au bookmaker, et se fait rouer de coups par lui et ses copains, juste parce qu'il est juif. Il est jeté hors de l'établissement, et rend son dernier soupir sur le pavé humide, ayant chuté sur la tête. Moses Fajin continue d'exercer ses talents dans la rue, pour subvenir aux besoins de sa mère. Un jour, il rentre chez lui avec ce qu'il a réussi à chaparder pour y trouver le rabbin qui l'attend à côté du lit de mort de sa mère. le rabbin réussit à placer Moses chez Eleazer Salomon, un très riche marchand. Eleazer Salomon s'occupe également du fonds ashkénaze pour les bonnes œuvres, sollicitant les juifs séfarades pour faire des dons afin de construire une école juive dans les quartiers pauvres, avec pour objectif d'améliorer ainsi l'image et la réputation des juifs ashkénazes. C'est ainsi qu'un jour Moses Fajin accompagne Salomon solliciter le soutien de Benjamin Disraeli (futur premier ministre). Moses Fagin obtient la permission de fréquenter une école. À 17 ans, il va travailler comme homme à tout faire dans l'école ashkénaze nouvellement ouverte. Mais il se fait mettre à la porte à la suite de sa relation avec la fille du propriétaire.



L'introduction est claire : Will Eisner s'est fixé comme objectif de raconter l'histoire de Moses Fagin, l'un des personnages du roman Oliver Twist de Charles Dickens (19812-1870). Effectivement, c'était souvent sa manière de procéder pour réaliser un récit complet : se fixer un défi. Il explique que lui-même s'est rendu coupable de perpétuer un stéréotype visuel avec le jeune garçon Ebony, reproduisant des éléments caricaturaux, considérés comme banals à l'époque. Ce défi signifie deux choses pour l'intrigue : (1) l'auteur va développer des passages de la vie de Fagin qui n'étaient pas abordés dans le roman, (2) il doit se raccorder au roman. Cette deuxième conséquence en induit une autre : aboutir à un récit intelligible, y compris pour ceux qui n'ont pas lu le roman, et cohérent avec le roman pour ceux qui l'ont lu. Tel que le décrit Dickens, Fagin est individu méprisable, un voleur qui embrigade des enfants pour les dévoyer, qui les exploite, et qui en plus s'acharne sur le gentil Oliver Twist. En outre, le romancier le désigne plus souvent par le terme le juif (sans son nom), que par Fagin, ou le vieil homme, ce qui lui valut des accusations d'antisémitisme, y compris de son vivant. du coup, la première page de la bande dessinée montre Fagin s'adressant au romancier pour lui raconter sa vie et mettre ses actions en perspective.



Les 52 premières pages de la BD sont consacrées à raconter la vie de Fagin avant qu'il ne rencontre Oliver Twist, avant que Jack Dawkins ne recrute Oliver en page 68. Comme il a déjà pu le faire dans d'autres de ses romans graphiques, Will Eisner commence par évoquer le contexte historique plus large du peuple juif. Ici, il s'agit des vagues d'émigration de l'Europe vers l'Angleterre. Effectivement, il fait en sorte de ne pas évoquer un peuple juif générique, et explique qu'il y avait différentes couches sociales en fonction du pays d'origine. Pour ces deux pages, il recourt à une construction de page particulière : une illustration de la largeur de la page en haut, une en bas et un paragraphe de texte au milieu, pour évoquer des faits historiques. Il utilise ces courts paragraphes de texte (2 ou 3 phrases) à d'autres moments dans le récit, soit pour une ellipse temporelle, soit donner accès aux flux de pensée de Fagin, toujours avec cette élégante police de caractère manuscrite. Durant ces 52 pages, le lecteur suit Fagin dans son enfance : la pauvreté de ses parents, le chapardage et le vol comme seul moyen de subsistance, le placement, les coups du sort, les brimades, la colonie pénitentiaire. Will Eisner réalise des dessins en noir & blanc avec une touche de lavis gris. Il détoure les personnages et les éléments de décors par un trait noir précis, un peu plus raide qu'à son habitude. Plus encore qu'à son habitude, il utilise exclusivement des cases sans bordures, donnant une sensation de plus d'espace et d'une plus grande fluidité de lecture.



Par contraste avec la majeure partie de ses œuvres, Will Eisner utilise moins la pantomime, privilégiant une narration visuelle plus classique. Les protagonistes présentent tous une forte personnalité visuelle, premier rôle comme figurants, avec des visages expressifs et des postures naturalistes. Il représente les décors plus dans le détail que dans certaines autres de ses œuvres, afin que sa reconstitution historique soit consistante. le lecteur passe ainsi des taudis des quartiers miséreux de Londres à la demeure richement meublée d'un marchand de premier plan, en passant par les mines, le logement pouilleux de Fagin, les rues animées de Londres, une taverne populaire, et bien sûr la cellule en prison. le lecteur peut aussi prendre le temps de détailler les costumes d'époque, ainsi que les accessoires : la reconstitution historique est de qualité, sans verser dans la parodie misérabiliste. Les acteurs insufflent une vraie vie aux personnages, ainsi que des émotions très humaines, sans les surjouer. le visage de Moses Fagin n'a plus les caractéristiques d'un individu ayant émigré du bassin méditerranéen, mais celle d'un individu ayant émigré de l'Europe Centrale.



Arrivé à la page 53, le point focal du récit se déplace donc vers Oliver Twist, pour que le lecteur qui ne connait pas le roman puisse continuer à comprendre les événements survenant dans la vie de Fagin. Ce dernier n'apparaît donc pas pendant 14 pages d'affilée. L'exercice narratif devient alors très contraint pour Will Eisner qui doit dispenser les informations indispensables à la compréhension des péripéties du roman, donner à voir le comportement ignoble de Fagin conformément au roman, et lui insuffler un supplément d'âme en réorientant quelques jugements de valeur portés par Charles Dickens dans son œuvre. À partir de là, le lecteur peut trouver qu'Oliver Twist se montre un peu envahissant en tant que personnage, aux dépens de celui qui donne son nom au titre de cette bande dessinée. Il constate également que Will Eisner parvient à conserver l'émotion du roman intacte, malgré les raccourcis nécessaires pour ne pas transformer sa BD en une adaptation. En ayant donné à voir l'enfance de Fagin au début, l'auteur a réussi à en faire un être humain à part entière, existant aux yeux du lecteur pour lui-même, et non comme version dérivée d'un roman célèbre. du coup, quand l'histoire de Fagin rejoint celle d'Oliver Twist, le lecteur continue à le percevoir comme cet individu à l'enfance maltraitée, ayant grandi en devant faire avec les injustices et la maltraitance des adultes, et de certains de ses compagnons d'infortune. Cela n'excuse pas ses choix de vie, ou sa façon de profiter des enfants. Cela montre en revanche que sa vie a été façonnée par l'histoire du peuple juif à cette période de l'Histoire, par les conditions économiques régnant à Londres et la place réservée aux juifs ashkénazes, par une société de classe inégalitaire (mais effectivement moins pire que celle des pays qu'ils ont fuis). Moses Fagin est bel et bien sorti des stéréotypes utilisés comme raccourcis pour s'incarner en tant qu'être humain complexe. Will Eisner n'en fait pas un héros, ne cherche pas à diminuer ses fautes, mais Moses Fagin n'est plus l'incarnation de l'acharnement méchant.



En considérant ce récit comme une histoire autonome, le lecteur peut trouver que la narration visuelle de Will Eisner se trouve trop contrainte par la volonté romanesque, et qu'Oliver Twist prend une importance trop grande dans la deuxième moitié de l'histoire. Mais, en fait, cette bande dessinée ne peut pas être seulement considérée comme une histoire indépendante. Il s'agit bien de l'histoire de Moses Fagin, personnage issu du roman Oliver Twist, et l'intention de l'auteur est de l'humaniser. Il l'humanise non pas en l'absolvant de ses exactions en tant que victime d'un système : il l'humanise en montrant un parcours de vie majoritairement imposé par des circonstances indépendantes de la volonté de Fagin. de ce point de vue, le récit devient cohérent et entièrement convaincant, montrant un individu complexe, et plus un stéréotype prêt à l'emploi dépourvu de substance.
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Un pacte avec Dieu

Attention…



Premier roman graphique de l’histoire… en tout cas premier album défini comme tel. Le texte est encore dense et domine de beaucoup le volume accordé aux illustrations. Toutefois, on décèle quand même une vague ressemblance avec les romans graphiques tels qu’on les connaît aujourd’hui -le format reste simplement un peu plus austère. Mais, ne serait cette innovation du « roman graphique », se souviendrait-on encore aujourd’hui, avec une mémoire aussi vive, de ce Pacte avec Dieu ?



L’album regroupe plusieurs histoires dont le point commun est de nous présenter la vie de familles juives vivant dans le Bronx des années 30. Vie souvent misérable, parfois ponctuée de bonheurs fugaces, plus certainement d’une mélancolie latente. Will Eisner cherche à atteindre ses personnages dans toute leur humanité et met en avant leurs failles, leurs doutes et leurs espoirs, sans pathétique mais avec un goût certain pour le tragique et le désespoir. Le graphisme, en noir et blanc, ne tend pas de fausses promesses, et restitue une monotonie et une grisaille d’autant plus justifiées qu’elles ne cherchent pas à amplifier leurs contours plus qu’il ne l’est nécessaire.



En plongeant ainsi dans le destin d’individus anonymes, en cherchant toutefois ce qui les transforme plus profondément en êtres singuliers, Will Eisner justifie sa qualification de créateur du premier « album graphique ». Si la forme aura encore le temps d’évoluer, l’intérêt pour la psychologie des personnages restera une constante dans ce genre littéraire.

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Fagin le juif

Will Eisner, auteur américain, est convaincu que les auteurs ont leur rôle dans l'élaboration des préjugés et des stéréotypes. Ainsi Charles Dickens a participé à l'image qu'avait la société des juifs. Une image construite par son roman Oliver Twist où apparait Fagin le juif, receleur menteur et avide d'argent. Une image que l'on sait mise en avant par les nazis...

Eh bien Will Eisner a décidé de redorer le blason de ce Fagin le juif, d'en faire un personnage plus nuancé et moins stéréotypé.

L'histoire reprend donc globalement celle d'Oliver Twist mais l'on commence bien avant. Les parents de Fagin, immigrés, ne trouvent à Londres que misère et pour survivre se réduisent à la mendicité et aux menus larcins. Fagin va enchainer les malheurs et les déconvenues qui fera de lui l'homme que l'on verra dans Oliver Twist.

Cela part de très bons sentiments, et revenir sur un méchant d'un roman hyper connu n'est pas mauvaise. Mais je trouve que tout au long de la bande dessinée, nous survolons trop les choses. L'auteur n'arrive pas à nous faire rentrer dans une vraie histoire et du coup l'intérêt n'est pas si grand. C'est vraiment dommage car même s'il rend un coté plus humain à Fagin le juif, on aurait pu d'avantage s'attacher à lui et au récit de sa vie.



Le dessin est tout en nuance de gris. Des jolies petites vignettes toutes en légèreté. Les traits sont semi réalistes avec un coté un peu humoristique parfois.
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Mon dernier jour au Vietnam

Ici, le sous-titre est important : "Mémoires".

Toute la présentation suggère une prise de notes rapides : des dessins crayonnés sur un coin de nappe ou mouchoir papier dont on aperçoit la trame en fond ; la police, est celle des vieilles machines à écrire. Et le trait est puissant, élégant et quel coup d'oeil et coup de patte pour saisir le bonhomme, l'ambiance. Des photos prises sur les lieux de combat, couleur sépia, sont intercalées entre chaque histoire, renforçant cette sensation de feuilleter un carnet de guerre.



Dans l'introduction Will Eisner explique qu'il s'agit ici de rassembler des rencontres, qui l'ont à jamais marqué au cours de son travail au sein de l'armée américaine. Toutes et chacune entre esprit blagueur et tragédies humaines. Juste esquissées, comme une parenthèse de vie, qui ne peut se refermer.
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L'esprit de Will Eisner

Ce splendide album est, surtout, un magnifique port-folio.

Le Spirit fit son apparition en 1940 et permit à Will Eisner d'acquérir une complexité, à la fois sur le plan du dessin et du scénario, telle qu'il n'avait jamais pu développer jusqu'alors avec ses autres créations.

L'humour, le mélodrame, "la tragédie" se mêlent à travers des planches quasiment cinématographiques, d'angles de vues pris à travers un vasistas, entre des stores vénitiens du fond d'une corbeille à papiers, à travers un abat-jour renversé, encadré par le coude du meurtrier, en plongées et contre-plongées.

"Les excès s'accumulent en un tour de force" qui ne se répète jamais.

Cet album ne contient que deux récits consacré aux aventures du Spirit, "Lorelei de la rue de l'Odyssée" et l'histoire sans titre d'un contact avorté des extra-terrestres avec la terre.

Le reste de l'album est une suite de couvertures et de port-folios consacrés au Spirit, mais aussi dans une dernière partie à la ville.

Cet ouvrage s'adresse essentiellement aux amateurs et aux collectionneurs, il est de toute beauté et fait preuve de l'immense talent de son auteur.
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Voyage au coeur de la tempête

Je connais seulement de nom Will Eisner mais c'est la premiere BD que je lis de ce grand dessinateur américain. Ce récit est plutôt intimiste car il se penche sur le passé de ses parents avant qu'ils se rencontrent. Tous les deux sont des immigrés d'Europe.

J'ai beaucoup aimé les dessins d'Eisner, même si j'ai du mal avec la représentation des jeunes, parfois leurs traits leur donnent l'air plus mature, plus âgé. Impossible de leur donner un âge, sauf parfois avec le contexte. Dommage, c'est le seul petit truc que m'a un peu sorti de l'histoire des parents de Will Eisner.

Le point commun entre les deux passés, c'est l'antisémitisme présent en tout temps et en tout lieu, même dans les années 30 quand le jeune Will tentait de protéger son petit frère ou qu'l rejoint le front de la Seconde Guerre Mondiale. Je ne regrette pas la découverte de cet auteur par ce titre, c'est un véritable voyage au coeur de l'histoire tumultueuse de sa famille. A suivre...
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Fagin le juif

Eisner revisite dans cet album l’œuvre de Charles Dickens (Oliver Twist) en réhabilitant le personnage de Moses Fagin.

Magistral !
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Le Rêveur

Cette histoire est parue pour la première fois en 1985, après L'appel de l'espace (1983) et avant Will Eisner Integrale volume I : New York Trilogie (1986). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 46 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005). Ce tome comprend également une introduction d'une page et demie rédigée en 1986 par Will Eisner, expliquant comment il a été amené à inclure des éléments autobiographiques tels que d'autres artistes. Il se termine avec 6 pages d'annotations rédigées par Denis Kitchen, indiquant quel artiste ou éditeur réel a été intégré sous un nom d'emprunt par Will Eisner dans son récit.



Le 21 janvier 1937, le journal annonce que le président Roosevelt a déclaré la guerre contre la pauvreté, avec des aides plus importantes pour ceux qui ont trop peu. Dans la rue, Billy Eyron, dessinateur, regarde les 2 pièces qu'il lui reste dans sa main gauche, et tient son carton à dessin sous son bras droit. Il décide d'entrer dans un café et de s'y assoir. Une dame lui demande si elle peut s'assoir à la même table, et elle porte un carton indiquant sa profession : diseuse de bonne aventure. Elle est agréable, et Billy accepte de lui payer un thé, en échange de quoi elle lui dit son avenir : il deviendra un artiste célèbre, ayant du succès avec tout ce dont ça s'accompagne. Eyron sourit et sort pour aller à son rendez-vous. Il passe devant une balance publique qui donne le poids et une sentence. Cette dernière indique qu'il connaîtra le succès dans la carrière de son choix. Il prend le métro, et va embaucher chez l'imprimeur où il est employé en tant qu'homme de ménage. Dans la journée, son patron lui présente un monsieur bien sapé qui lui indique qu'il a besoin d'un artiste pour produire des bandes dessinées, de type pornographique mettant en scène des personnages célèbres. Billy Eyron indique qu'il va réfléchir.



En rentrant chez ses parents le soir, Billy Eyron passe devant un kiosque à journaux et il constate le nombre croissant de comics en vente. Il explique à ses parents la proposition qu'il lui a été faite et qu'il n'est pas à l'aise avec. Son père lui dit qu'un homme doit savoir refuser. Il répond à une question de son fils en indiquant que le courage des hommes leur vient de leurs rêves. Le lendemain, il est en train de balayer l'atelier d'imprimerie quand le patron arrive et lui demande ce qu'il a répondu. Billy lui indique qu'il a refusé. Le patron le prend très mal car il était prévu que ces comics soient imprimés chez lui. Il congédie Billy Eyron séance tenante. Il va se reposer sur un banc dans un jardin public où il voit passer la diseuse de bonne aventure. Dans la journée il va présenter son portfolio à un magazine de mode qui le refuse. Dans la rue, il croise Ken Corn, un autre artiste, qui lui indique qu'il se rend à une réunion d'artistes pour examiner un projet de syndicat pour défendre leurs droits. Billy l'accompagne. La réunion est animée et de nombreuses promesses sont faites, et oubliées dès que les artistes se remettent à chercher du travail. Sur les conseils de Corn, il se présente chez un éditeur de comics le lendemain.



Dans l'introduction, Will Eisner indique qu'il s'est servi de sa propre histoire personnelle pour évoquer cette période, celle de l'essor naissant des comics. De fait, Denis Kitchen indique dans la postface que Billy Eyron est bien l'avatar de Will Eisner et que plusieurs scènes peuvent être rattachées à des faits avérés. Le lecteur voit donc Will Eisner monter un studio (de 2 personnes, lui et Jimmy Samson) pour réaliser des pages de comics tout prêtes à être publier par un éditeur de magazine. Kitchen indique que Eyron & Samson est le nom fictif pour désigner l'entreprise Eisner & Iger qui a bel et bien existé. Il est difficile pour un lecteur contemporain de replacer tout seul l'identité réelle des autres artistes que croise Billy Eyron. Il peut donc lire ce court récit d'une traite sans se préoccuper de savoir à quels individus réels Eisner fait référence, et enchaîner avec les pages d'annotations. Il découvre alors à quels périodiques il est fait référence. Il découvre que Ken Corn n'est autre que Bob Kane (1915-1998), le futur créateur de Bamtan, que Gar Tooth est George Tuska (1916-2009) et qu'il aurait pu trouver tout seul que Jack King est Jack Kirby (1917-1994). Par contre, il aurait dû mal à trouver tout seul que le nom Eyron est un hommage à Cat Yronwod (née en 1947), éditrice ayant aidé Will Eisner à organiser ses archives, et ayant été la fondatrice et la directrice d'Eclipse Comics.



Outre ces références pas immédiatement parlantes, le lecteur suit donc le parcours professionnel de Billy Eyron : création d'une association avec Jimmy Samson qui s'occupe de la partie administrative et du lettrage, puis création d'un véritable studio : c'est-à-dire plusieurs dessinateurs dans une grande pièce, chacun avec sa table à dessin, un superviseur, un scénariste et une secrétaire. Le lecteur familier des méthodes de fabrication d'un comics (travail à la chaîne : scénariste - dessinateur - encreur - lettreur - coloriste) en voit la naissance. Il observe la concurrence sauvage où un éditeur copie sans vergogne le personnage d'un autre qui a du succès. Il voit ce qui fait rêver encore plus le rêveur qu'est Billy Eyron : créer son propre personnage et avoir sa série dans les journaux sous forme de comic-strip. Là c'est facile : Will Eisner évoque The Spirit, sa propre création et le succès qu'il remportera par la suite.



Bien sûr, le plaisir de lecture ne se limite pas à découvrir une tranche de la vie de Will Eisner sous une forme romancée. Il y a également la souplesse et l'intelligence de sa narration graphique. Les personnages sont toujours autant uniques et animés d'un souffle de vie, par leurs postures chacune différenciée, par les expressions de leur visage, par leur tenue vestimentaire. Le lecteur novice admire la souplesse des traits de contour, précis et d'une rare justesse. Le lecteur familier d'Eisner constate qu'il n'a pas encore atteint sa pleine élégance, ou qu'il s'est senti tenu de moins légèreté pour se montrer plus précis dans sa reconstitution historique. Il est impossible de résister au sourire de Billy Eyron, au regard noir d'Andrea Budd, ou à la séduction détendue (et pour cause) de Laverne. Eisner a l'art et la manière d'insuffler une sensation de vie, avec des individus à l'apparence sympathique, ce qui ne les empêche pas d'avoir des comportements d'adulte (il y a même une scène de lit).



Will Eisner n'a pas son pareil pour doser ce qu'il représente sur la page. Il peut passer d'un mode théâtre (des personnages gesticulant sur un fond vide) à une description très précise d'une portion de trottoir d'une rue newyorkaise. Au côté des personnages, le lecteur s'assoit à une table de café, prend son repas à la table familiale des Eyron, arpente les rues de New York, circule entre les tables du studio Eyron & Samson, savoure un verre dans une soirée huppée. Comme à son habitude, l'artiste compose ses pages en fonction des scènes, privilégiant les cases sans bordure pour laisser le regard du lecteur plus facilement circuler. S'il y est sensible, le lecteur décèle quelques perles visuelles comme cette bande horizontale de petite taille comprenant 5 cases dans lesquelles la pluie tombe de plus en plus fort sur le pauvre Billy qui vient de décevoir une jeune femme. Effectivement, il ne s'agit pas d'une reconstitution froide de l'industrie naissante des comics, mais avant tout de l'histoire d'un jeune homme, d'un jeune rêveur. Le jeune Billy Eyron est animé par l'amour de l'art, l'amour de raconter des histoires en images. Le travail est dur, les horaires sont longs, mais le plaisir l'anime du soir au matin. Ses rêves se heurtent à la réalité : devoir dessiner des histoires pornographiques pour être vendues sous le manteau (enfin sous le comptoir), passer devant le juge pour effectuer un faux témoignage s'il veut conserver son emploi, choisir entre construire une carrière ou bâtir un foyer… Non seulement chaque personnage apparaît comme unique du fait de son apparence et de son langage corporel, mais en plus chacun a une histoire unique (c'est vrai pour tous les artistes du studio), des objectifs qui lui sont propres. Le lecteur observe ce rêveur avec un regard attendri mais aussi une admiration pour sa conviction inébranlable.



Le fond de l'affaire est qu'une fois qu'il a gouté à l'humanisme de Will Eisner, le lecteur a besoin de sa dose suivante. Il passe alors en revue chacun des ouvrages (disponibles) de l'auteur sans savoir a priori quel genre d'histoire il va découvrir, mais certain d'y côtoyer des individus attachants. C'est également le cas pour cette histoire. Billy Eyron est un rêveur dans le sens où il a la conviction chevillée au corps de réussir dans le métier qu'il s'est choisi, pour lequel il a une vocation. Le récit n'est en aucun cas un copier-coller d'un autre : une évocation des jeunes années professionnelles de Will Eisner, une reconstitution historique servie par des dessins un peu moins déliés qu'à l'habitude, mais dégageant une chaleur humaine toujours aussi réconfortante.
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Mon dernier jour au Vietnam

Ce recueil est paru pour la première fois en 2000, après Affaires de famille (1998) et avant Fajin le juif (2003). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 70 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005). Le tome commence avec une introduction de 3 pages rédigée par Matt Fraction en 2013, expliquant que Will Eisner continuait à se lancer des défis narratifs à 83 ans, âge auquel il a réalisé ces 6 histoires courtes. Suit une introduction de 2 pages rédigée par Wil Eisner en 2000, évoquant ses bandes dessinées pédagogiques sur la maintenance du matériel militaire réalisées pour l'armée (PS Magazine: The Best of the Preventive Maintenance Monthly), ainsi que son séjour en Corée puis au Vietnam pour réaliser ces bandes dessinées.



(1) Last day in Vietnam (28 pages) - Un dessinateur arrive au Vietnam : il est accueilli par un soldat qui va être son guide pour son séjour. Ils commencent par monter dans une Jeep pour emprunter une route défoncée qui va les mener jusqu'au camp où ils prendront un hélicoptère. Monté à l'arrière, le dessinateur est ballotté dans tous les sens. Ils arrivent enfin en vue de l'hélicoptère et le soldat continue de papoter en lui indiquant qu'il s'agit de son dernier jour de service et qu'après il rentre chez lui. C'est en partie la raison pour laquelle il a été affecté à cette mission de guide. Ils montent à bord de l'hélicoptère et s'attachent et c'est parti pour la visite. (2) The Periphery (4 pages) - Un guide vietnamien s'adresse directement au lecteur. Il attire son attention sur un groupe de journalistes en train de prendre le soleil à la terrasse d'un hôtel. Il s'excuse car en fait, ils ne se font pas dorer la pilule, mais ils évoquent les dernières rumeurs sur la guerre : un bombardement d'Hanoï, l'utilisation d'une bombe atomique. Ils s'interrompent en voyant arriver un autre groupe de reporters en provenance du front, certainement porteurs d'informations plus récentes. (3) The Casualty (6 pages, dépourvu de texte et de mots) - Un soldat est attablé seul à la terrasse d'un café. Il fume sa clope, avec un verre et une bouteille posés devant lui. Il a le bras gauche dans le plâtre, plusieurs pansements au visage, et une attelle à la jambe droite. Il repense à la jolie vietnamienne qu'il avait abordée au bar, et au fait qu'ils étaient repartis bras dessus, bras dessous pour se rendre dans sa chambre d'hôtel.



(4) A dull day in Korea (6 pages) - Un jeune soldat monte la garde, fusil à la main, jumelles autour du cou. Il est originaire de la Virginie Occidentale et il s'ennuie. Il trouve qu'il ne se passe rien. Il estime que la guerre touche à sa fin et qu'il n'y a rien à faire. L'armée occupe les positions fortes et il ne reste plus qu'à patrouiller alors que les affrontements sont maintenant plus au Nord. (5) Hard duty (4 pages) - Ce soldat est une véritable armoire à glace, un colosse. Il déplace les barils à main nue, plutôt que d'utiliser un chariot élévateur. De la même manière, il déplace les essieux de poids lourds à main nue. Il peste parce qu'il a été affecté à un poste de magasinier, alors qu'il estime être fait pour l'action, né pour le combat. (6) A Purple Heart for George (10 pages) - Comme tous les week-ends, George est bourré comme un coin. Tout en continuant à picoler à même le goulot, il braille à tue-tête dans le camp et les baraquements qu'ils sont tous des planqués, mais pas lui, que lui n'est pas un lâche. Lui il va faire sa demande de transfert pour rejoindre une affectation de combat.



Chaque récit s'ouvre avec 2 photographies d'époque, permettant au lecteur d'en avoir un aperçu : des hélicoptères s'élevant au-dessus de la jungle, des soldats avançant vers un baraquement, une vue d'une place de Saïgon prise depuis un étage élevé, 2 soldats aidant un troisième, blessé, à avancer, la circulation de vélos et de pousse-pousse à Hanoï, des soldats en train de charger un canon, une classe d'orphelinat, un peloton de soldats en train de courir à l'entraînement dans la cour de la caserne. Le premier récit est raconté en vue subjective et le personnage principal devient ce soldat qui guide le narrateur. Le lecteur est frappé par son sourire et sa jovialité, et sa perte de confiance progressive arrivé aux deux tiers de l'histoire. Alors qu'il est casqué tout du long, il dégage une vraie personnalité grâce à l'expressivité de ses postures et de son visage, sans que l'artiste ne les exagère. À ce moment de sa carrière, Will Eisner est un maître sans égal du langage corporel, ayant trouvé l'équilibre parfait entre naturalisme et pantomime. Rapidement, le lecteur ressent l'état d'esprit du guide, et il sait qu'une telle justesse est le reflet d'années passées à observer les autres, avec une forte empathie, et à les représenter. Passée la deuxième histoire où le personnage principal est plus convenu, le lecteur découvre le soldat blessé. Il se souvient de ce qui s'est passé et son maintien se modifie en fonction de ce à quoi il pense, à la fois de ce qu'il ressentait à ce moment-là, à la fois conscience après de savoir ce qui se passait vraiment. L'intensité de l'empathie est extraordinaire. Puis le lecteur découvre le soldat du quatrième récit dans un dessin en pleine page, en plan poitrine et il sourit tellement ce visage exprime la condescendance et l'ennui de ce jeune homme. Les soldats des 2 dernières histoires sont à l'opposé : un fort des halles à la forte carrure, avec une musculature assortie, prenant plaisir à l'exercer pour faire rayonner sa virilité, à comparer avec un gringalet éméché, avançant d'un pas mal assuré tout en déclamant bien fort sa décision.



Il suffit donc de quelques cases à l'auteur pour donner vie à des êtres humains tous différents et uniques. La qualité de la reconstitution historique est tout aussi impressionnante. Bien sûr, le lecteur regarde donc les uniformes militaires, le modèle de Jeep, les hélicoptères, les baraquements, les rues de Saïgon, les locaux administratifs de la base, mais aussi les rizières vues depuis l'hélicoptère, ou une terrasse de café, un hôtel de passe. Il peut se projeter dans chaque endroit, sans s'y sentir à l'étroit. Très tôt dans sa carrière, Will Eisner a réfléchi à comment donner la sensation au lecteur de lieux plus grands que la vision que n'en donne une case : il utilise des cases sans bordure ce qui évite l'effet de cadrage limitatif, et produit également une lecture plus fluide. Ce procédé produit des sensations remarquables, par exemple lorsque le jeune soldat de Virginie Occidentale regarde au loin : le lecteur se rend qu'il éprouve la sensation d'horizon lointain et qu'il projette même ce qu'il peut y a avoir au-delà de ce que montre la case. La narration visuelle est remarquable en tout point et suffit à elle seule à happer le lecteur quelles que soient les réticences qu'il puisse éprouver au départ envers les idiosyncrasies graphiques de Will Eisner.



Chaque histoire exsude un humanisme chaleureux à toutes les planches : Will Eisner porte un regard sympathique sur chaque individu, même ceux au comportement moralement discutable. Cela ne veut pas dire qu'il cautionne tout, ou qu'il gomme les aspects moins reluisants. Le guide perd toute contenance quand la base militaire subit une attaque ennemie et qu'il devient claire qu'il peut y laisser sa peau. Dans la deuxième histoire, le militaire est accablé de chagrin et de culpabilité. Dans la troisième, le soldat se paye une prostituée. Dans la quatrième, le lecteur voit un individu particulièrement obtus, aux valeurs étriquées. Dans la cinquième, il comprend que le malabar est un tueur des plus efficaces sur le champ de bataille, dépourvu de toute arrière-pensée pour les êtres humains qu'il tue. Le dernier est plus pathétique, trouvant son courage dans l'alcool, pour tout oublier une fois sobre. Mais aucun d'eux n'est un artifice narratif ou un méchant. Ils sont tous humain, un individu avec ses motivations, une histoire personnelle qui permet de comprendre le comportement décrit, de pouvoir se mettre à sa place. Il devient impossible de les juger. Il est normal de vouloir pouvoir rentrer chez soi quand on est à la veille de la quille. Il est impossible de ne pas compatir au traumatisme dramatique qui accable le militaire affalé à la terrasse. Le comportement borné du jeune de Virginie Occidentale ne fait que montrer en quoi son point de vue et sa façon de réagir sont façonnés par son milieu socio-culturel, et également imputables à sa jeunesse. Même le soldat doué pour tuer révèle une habitude qui empêche le lecteur de le condamner. En faisant le rapprochement avec celui du récit précédent, il se dit que celui-ci aussi a développé ses capacités meurtrières du fait de son environnement.



Encore un recueil d'histoires courtes de Will Eisner, encore des histoires sur la guerre. Oui c'est vrai. Mais aussi à nouveau une narration visuelle hors pair, dont l'expressivité est au service de l'humanisme, révélant la complexité de l'individu, son ambivalence, tout en conservant son capital sympathie. À nouveau, un regard pénétrant porté avec douceur et affection sur des êtres humains uniques dans des circonstances dramatiques qu'ils n'ont pas choisies. À nouveau un très grand cru de bande dessinée et un très grand millésime de Will Eisner.
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Spirit : Le parfum de la dame en rouge

Ces belles rééditions du SPIRIT, bénéficièrent de couvertures nouvelles de Will Eisner.

Elles annoncent, on ne peut mieux, un contenu de récits à nuls autres pareils dans le monde des comics américains.

Les femmes y sont suaves et souvent vénéneuses, les criminels retors et parfois ballots.

Comme j'envie ceux qui ne connaissent pas le Spirit, et qui auront l'immense agrément de la découverte en ouvrant pour la première fois un album de ses aventures.
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Lettre E du challenge ABC en version BD.

Il faudrait que les gens qui ont des idées toute faites sur la BD, comme étant un médium vide de sens (c'est ce qu'il m'est arrivé de lire dans certaines critiques) lisent ce livre.

J'ai appris énormément de chose.... en fait j'ai tout appris. Tout d'abord je ne connaissais pas l'existence de ce "fameux" "protocoles des sages de sion"... alors évidemment je ne pouvais pas savoir qu'il s'agissait un faux, assez grossier au vu des exemples fournis dans cette BD. Et donc je ne connaissais pas son histoire de son apparition à aujourd'hui.

c'était une lecture très instructive que je ne regrette pas.
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Les dossiers secrets du Spirit.

Chacun a ses dossiers secrets qu'il ne veut pas voir étalés au grand jour.

Ceux du Spirit sont "le crime parfait", "le lugubre manoir des Hollyer", "Hansel et Gretel", Cendrillon", "vie souterraine", "Mr Mac Dool", "Jolie Satin", "les O'Dolan", "l'assassin d'acier", "dix minutes", "l'or noir", "Sammy et Dalila" et "les origines du Spirit" reprise en couleur du récit d'origine paru dans "Nuits d'encre" aux éditions "les humanoïdes associés".

Will Eisner a mené une longue enquête où il a pu donner libre court à sa fantaisie et son talent pour nous dévoiler les derniers secrets du Spirit. et il signe là un magnifique album aussi imaginatif que graphique.
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Nuits d'encre

Denny Colt, le jeune et séduisant criminologue, détective privé à ses heures perdues, est sur la trace du docteur Cobra. Au cœur de Chinatown, il se glisse dans l'ombre des ruelles jusqu'à une bouche d’égout. Enfin, il parvient dans le repaire secret du savant criminel. Un lutte farouche s'engage, au cours de laquelle un récipient est brisé, qui inonde Denny de son liquide toxique.

Lorsque le commissaire Dolan arrive sur les lieux, le jeune détective git, déjà rigide, dans une flaque et le docteur Cobra a fui, traînant son assistant inanimé.

Denny Colt est mort et enterré dans le petit cimetière de Wildwood.

Le Spirit, lui, vient de naître et jure de s'occuper des criminels qui échappent à la police.

Dans la rue noire, au nord de Central-City, la nuit venue, le silence remplace l'activité bruyante des entrepôts. Les ombres se faufilent entre les bâtisses.

Ce soir là, Augie Freeze a tendu un piège au Spirit. Il a décidé de le tuer au 122 de la rue noire...

Joli Coeur s'est évadé et il est le seul à connaître Mr Octopus, le maître du crime. Le Spirit va l'utiliser comme appât mais la traque promet d'être périlleuse....

Ce magnifique album qui semble restituer les planches originales, en noir et blanc, des premières aventures du Spirit est un petit bijou. Édité en 1983 par "les Humanoïdes associés", dans la collection "Sang pour sang", il remonte jusqu'aux origines du plus sympathique des héros masqués.

Will Eisner crée avec jubilation un mythe et déborde de talent et d'inventivité. Il réinvente déjà l'art de la bande dessinée.
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Un bail avec Dieu

Un millionnaire nommé Frimme Hersch avait un contrat avec Dieu, mais hélas sa fille Rachele, un jour, est tombée malade, un mal soudain et fatal. S'estimant trompé il devient un homme dur et voue sa vie à l'argent....

Eddie l'ivrogne, à la voix d'or, laisse passer la chance de sa vie...Mister Scugg se lie à une petite fille dangereuse...Bennie et Goldie s'en vont chercher loin le mariage et la fortune. C'est la tendresse, la violence et la naïveté de l'humain que Will Eisner réveille avec humour dans cette oeuvre forte et personnelle. Un livre édité par les humanoides associés en 1978 qui fait d'Eisner le plus grand.
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New York Trilogie, Tome 2 : L'Immeuble

Après avoir fait un panorama de la Ville en un premier tome que j'ai trouvé particulièrement réussi, Will Eisner focalise son regard, toujours mordant, peut-être un peu plus tendre cependant, dans ce deuxième tome, sur un immeuble comme les autres, enfin presque, qui, après avoir trop vécu, a été démoli, et remplacé par un autre immeuble, plus grand, plus clinquant, plus dans l'air du temps.



Au pied de cet immeuble, quatre fantômes de son passé, dont l'auteur va raconter un à un l'histoire. Les saynètes laissent ainsi place, cette fois, à de véritables récits, qui trouvent leur liaison dans le fait que chacun a fait partie, plus ou moins directement, de l'histoire de l'immeuble démoli, et s'est croisé, à un moment ou à un autre, en son parvis.



Ce sont des histoires tragiques que celles de ces fantômes, qui montrent encore une fois toute la cruauté de la Ville, de la Vie, même s'ils finiront par trouver un sens à leur présence en raison d'un autre évènement tragique qui aura lieu, encore, sur ce même parvis, même si d'un nouvel immeuble.



Les graphismes servent toujours à merveille les histoires douces-amères que nous transmet l'auteur, et je n'ai qu'une hâte : pouvoir enfin me procurer le troisième tome !
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L'appel de l'espace

Cette histoire est parue pour la première fois en 1983, après Un pacte avec Dieu (1978) et avant Le rêveur (1985). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 128 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005).



Une page de texte rappelle la plaque apposée sur les sondes Pioneer 10 & 11, la mise en service de l'observatoire national de radioastronomie en 1950 à Greenbank, la mise en service d'autres radiotélescopes par les États-Unis, mais aussi par l'URSS, l'estimation probabiliste du nombre de planètes susceptibles d'abriter la vie, et les caractéristiques de déplacement de l'étoile de Barnard. Dans le Nouveau Mexique, à l'Observatoire Astronomique radio, un message s'inscrit sur le rouleau d'une imprimante à aiguille. Le professeur Mark Argano consulte les résultats et se dépêche d'aller prévenir son collègue le professeur Malley. Ils sont tous les deux d'accord pour dire qu'il s'agit d'une série de nombres premiers dans une séquence qui se répètent. Ils en concluent tous les deux qu'il s'agit d'un message d'une intelligence extraterrestre. Argano convainc Malley de ne pas alerter leurs supérieurs tout de suite, mais d'aller voir Cobbs pour savoir d'où vient le signal. Il leur répond, mais exige de savoir pourquoi ils posent la question. Aragno & Malley lâchent le morceau. Dès qu'ils sont partis, Cobbs appelle l'ambassade de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, car il est un espion infiltré. Mais Argano & Cobbs ont tout entendu de l'autre côté de la fenêtre. Alors qu'ils se demandent comment faire, Cobbs sort une arme à feu à la main et les tient en joue. Argano ne se laisse pas faire, se jette sur Cobbs et lui fracasse le crâne avec une pierre.



N'ayant pas de nouvelles de leur agent à l'observatoire, l'ambassade de l'URSS se doute que quelque chose a dû lui arriver. Le message a été intercepté par la CIA qui charge James Bludd d'aller enquêter à l'observatoire pour se renseigner sur la nature de la découverte faite par les 2 professeurs. Deux semaines plus tard, Bludd se présente à l'Observatoire au Nouveau Mexique comme étant le remplaçant de Cobbs. Les 2 professeurs crachent le morceau, mais la secrétaire madame Bowen est également une espionne et rafle la mise avec 2 individus à sa solde, embarquant avec elle les 2 professeurs, et laissant Blubb inanimé dans le bâtiment auquel les 2 costauds mettent le feu. L'information sur l'existence d'une intelligence extraterrestre fuite et les journalistes en font écho au journal télévisé. Ailleurs, Marco, un alcoolique, se rend à son bar préféré où le barman refuse de le servir. Marco tombe par terre et a une illumination : il doit se rendre sur la planète dont parle les informations. Cela fait sens pour Cora, la serveuse qui décide de l'aider. Ils fondent une secte qu'ils appellent Star People. En comité, MacReady, PDG de l'entreprise Multinational, décide que l'entreprise doit investir dans cette course à l'espace pour rejoindre la planète habitée, afin de doubler les russes et de pouvoir en exploiter les ressources. Il décide également d'implanter une taupe (monsieur Grebe) au sein de la secte Star People, persuadé qu'il pourra la manipuler pour ses propres fins.



Après le succès d'Un pacte avec Dieu, Will Eisner sait qu'il peut poursuivre dans la même direction à savoir créer des histoires complètes équivalentes à un roman. L'appel de l'espace est sérialisé d'octobre 1978 à décembre 1980, dans un magazine publié par Kitchen Sink Press, puis regroupé en un seul tome en 1983. Pour ce deuxième roman graphique, l'auteur a relevé le défi de réaliser une histoire de science-fiction pour adultes, avec une fibre humaniste. Il s'agit de la seule histoire de science-fiction qu'il réalise dans cette période de sa vie, après avoir prouvé la viabilité du roman graphique. Très rapidement, le lecteur prend conscience de la densité narrative de cette histoire. Il lui faut deux fois plus de temps pour le lire qu'un comics de superhéros industriel, du fait du volume de phylactères qui servent à exposer une grande quantité d'informations. Will Eisner a qualifié son récit de science-fiction, mais à la lecture il s'avère qu'il relève plus de l'anticipation, les extraterrestres n'apparaissant pas dans l'ouvrage. L'auteur se sert de l'existence probable d'une forme de vie extraterrestre pour montrer comment différentes composantes de la société humaine réagissent à ce bouleversement majeur et historique. Il constitue immédiatement un enjeu politique et militaire entre les grandes puissances que sont les États-Unis et l'URSS, mais aussi un pays fictif d'Afrique (le Sidiami). La course au voyage spatial est enclenchée, nécessitant des fonds importants, ainsi qu'une volonté politique affirmée. Dans le même temps, la population réagit également à cette annonce : le lecteur retrouve l'humanisme non dénué de critique d'Eisner. En effet, la nouvelle suscite essentiellement une forme d'apathie et tout continue comme avant pour l'homme de la rue, ou peu s'en faut. Quelques individus se sentent plus concernés, à commencer par Marco qui voit là un signe du destin, lui indiquant personnellement qu'il doit former une association ayant pour but de se rendre sur la planète pour rencontrer les extraterrestres.



Être humaniste n'empêche pas Will Eisner d'être réaliste, et il sait très bien qu'une telle découverte va susciter la convoitise de des entrepreneurs qui verront là une occasion extraordinaire d'entreprendre justement, et de faire des affaires, de dégager des bénéfices, surtout s'ils peuvent se positionner en situation de monopole, état qu'ils peuvent créer en étant les premiers, y compris avant les états constitués. Le lecteur peut ainsi voir les opérations de lobbying, de corruption, de noyautage, d'intimidation, de sabotage et même d'assassinat menées par Multinational, entreprise mettant en œuvre les ordres de MacReady, individu rompu à l'utilisation de toutes ces pratiques pour être efficace. Will Eisner ajoute encore d'autres fils à sa trame narrative, dont des espions et des agents doubles pour le compte des grandes puissances, et même quelques individus idéalistes souhaitant empêcher que tout cela ne dégénère en un conflit armé. En narrateur aguerri, Eisner crée une dizaine de personnages dont les destins se croisent à plusieurs reprises tout au long du récit pour que les enjeux puissent s'incarner. Cela va de la jeune femme arriviste (Cora) utilisant chaque occasion pour progresser dans l'échelle sociale, au tueur à gages (Rocco) pour le compte d'une famille du crime organisé. Néanmoins tous ces individus se retrouvent vite à servir de dispositif narratif pour servir l'intrigue politique et sociale à l'échelle de la planète. Le scénariste écrit son récit comme un thriller politique, agrémenté d'espionnage, avec des retournements de situation, des opérations de manipulation à l'échelle de l'individu, à l'échelle d'un groupe, à l'échelle de la population d'un pays, ou de l'opinion publique. Il intègre des péripéties, ainsi que des références à des événements historiques, comme le coup du parapluie bulgare (assassinat de l'écrivain et dissident bulgare Georgi Markov le 11 septembre 1978, par le Komitet za Darzhavna Sigurnost, les services secrets de la République populaire de Bulgarie).



Le lecteur se passionne facilement pour cette description de l'organisme que forme l'humanité constituée en nations, mettant en pratique des mécanismes sociaux de masse qui n'ont rien de flatteur pour la race humaine. De la même manière que les personnages sont asservis à l'intrigue, la narration visuelle y est assujettie. Le lecteur retrouve bien l'art graphique de Will Eisner : expressivité des personnages par leur visage, par leurs mouvements, de nombreuses cases sans bordure pour augmenter la sensation d'espace ouvert, des mises en page variées et pensées en fonction de la séquence, une inventivité impressionnante. Tout au long de ces pages, le lecteur trouve des découpages de planche très divers, allant du dessin en pleine page pour profiter de la vue dégagée depuis un étage élevée d'un gratte-ciel, à une page de texte pour évoquer les réactions émotionnelles des plantes, en passant par des images enchevêtrées pour souligner les liens de cause à effet. La capacité de l'artiste à créer des personnages immédiatement mémorables est toujours aussi épatante, et indispensable au vu de leur nombre. Comme d'habitude, le lecteur n'a qu'à regarder un personnage pendant 2 cases pour en déduire sa condition sociale à partir de sa tenue vestimentaire et de ses postures : du poivrot sans le sou dans un bar, au riche PDG à la confiance en lui inaltérable, en passant par le politicien candidat à la Maison Blanche, habité par un fanatisme idéologique réactionnaire, en passant par le tueur à gage un peu rondouillard et habitué à se faire discret en toute circonstance. Eisner fait preuve d'une capacité tout aussi surnaturelle pour évoquer les environnements dans lesquels évoluent les personnages, soit en les représentant de manière détaillée, soit en les évoquant vaguement d'un trait délié : observatoire isolé au milieu du désert du Nouveau Mexique, un quartier de Washington à proximité de la Maison Blanche, bar enfumé avec des habitués, salle de réunion fonctionnelle d'une propreté clinique, locaux bon marché d'une association, appartement modeste, base isolée dans un désert africain, palais luxueux d'un dictateur africain, aéroport, etc. Le lecteur voyage beaucoup aux côtés des personnages.



Le lecteur ressort un peu sonné par sa lecture du fait de l'ampleur du récit, mené avec une grande habileté pour gérer la densité d'informations et la distribution de personnage. Il s'agit moins d'un récit d'anticipation que d'une fable sur les mécanismes de la société humaine. Will Eisner met toute sa science de la narration visuelle au service de son récit pour le rendre le plus digeste et divertissant possible, tout en faisant montre d'un humanisme dépourvu de naïveté. Au final, l'histoire est captivante et les thématiques développées de manière virtuose, avec un petit sentiment de frustration concernant les personnages qui n'ont pas assez de place pour exister réellement.
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Petits Miracles

Dans la carrière de l'auteur, ce tome est paru entre Mon dernier jour au Vietnam (2000) et Fagin le juif (2003). Il est initialement paru en 2000, écrit, dessiné et encré par Will Eisner, C'est une bande dessinée d'environ 110 pages, en noir & blanc, comprenant 4 histoires courtes. Une citation de William James (1842-1910) est mise en ouverture sur les petites forces invisibles passant d'humain à humain. Suit une introduction d'une page rédigée par Will Eisner en 2000, où il évoque la notion de miracle, à la fois des coïncidences fortuites, à la fois une manière d'expliquer des choses inexplicables.



The miracle of dignity (16 pages) - Dans sa famille, l'oncle Amos était considéré par certains comme shnorrer (un mendiant doué), et par d'autres comme un individu incarnant littéralement la dignité. Un jour d'hiver, alors qu'il neige, le riche cousin Irving remarque l'oncle Amos en train de fouiller dans les poubelles. Il s'approche pour lui donner quelques pièces (5 dollars), mais Amos lui dit que c'est une bien piètre aumône. Irving finit par accepter de lui prêter 10.000 dollars sous la forme d'un chèque, sans reconnaissance de dette. Reconnaissant de cette bonne fortune, Amos invite Irving au restaurant pour déguster une bouteille de leur meilleur vin. Au cours de la discussion Irving accepte de lui céder une concession pour vendre ses produits sur une belle rue. Quelque temps plus tard, Irving vient trouver Amos dans son magasin pour lui demander de rembourser car il se trouve dans une situation financière délicate.



Will Eisner se montre aussi à l'aise dans les formes longues que dans les nouvelles. Le lecteur familier de l'auteur sait qu'il est autant susceptible de trouver des histoires remarquables dans les 2 registres. Par contre, il ne sait pas trop ce qu'Eisner entend par le terme de miracle. L'introduction l'éclaire un peu, mais il se doute que ce seront les histoires elles-mêmes qui vont définir le terme. L'histoire de l'oncle Amos brosse le portrait d'un individu digne, et plutôt fier. Il refuse la simple aumône et fait face aux difficultés de la vie avec une certaine assurance qui lui permet de conserver ladite dignité. Comme toujours, les dessins insufflent une vie incroyable aux personnages. L'artiste utilise des cases sans bordures, comme à son habitude pour que le regard du lecteur ne soit pas arrêté par les bordures, ne se sente pas prisonnier des bordures. Les traits de contour apparaissent un peu moins lâches et fluides que dans certaines autres œuvres d'Eisner. Il habille ses dessins d'élégants lavis de gris, dans des nuances différentes. Dès les 2 premières pages, le lecteur se retrouve transporté aux côtés de l'oncle et du cousin, et il ne fait plus attention à la technique de l'artiste. Il éprouve la sensation la sensation de se trouver dehors sous la neige douce, dans une sorte de grisaille qui gomme l'arrière-plan. Par la suite, il ressent la chaleur du restaurant, il observe le confort des fauteuils dans le magasin de l'oncle Amos. Il imagine les bonnes dimensions de la pièce où se déroule la fête de famille. Eisner n'a pas besoin de dessiner tout cela avec précision pour donner la sensation d'y être. Mais il sait aussi dessiner dans le détail si la scène le nécessite par exemple pour la façade d'immeuble où se trouve le magasin de l'oncle Amos.



Ces 16 pages sont l'occasion d'observer Amos vivre sous les yeux du lecteur. Will Eisner est un maître en direction d'acteur, que ce soit pour le langage corporel ou pour les expressions du visage. Le lecteur éprouve tout de suite une sympathie doublée de prudence vis-à-vis d'Amos qui donne l'impression d'être en représentation, avec une façon bien à lui d'ajouter de l'emphase à chacun de ses gestes, comme pour mieux communiquer son émotion ou y faire croire. Ce n'est pas vraiment un cabotin, mais plutôt un individu conscient qu'être c'est jouer un rôle social et il se doit d'être à la hauteur. Le lecteur éprouve une forte empathie, et une compassion irrépressible lorsqu'il est dans la dèche, mais aussi par la suite quand son rôle l'oblige à se montrer généreux une fois que la fortune lui a souri. Will Eisner reste égal à lui-même, à la fois humaniste par son don à donner vie à des individus inoubliables, à la fois vachard avec ses personnages qu'il n'hésite pas à faire souffrir, ne serait-ce que du fait de l'absurdité de la vie.



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Street magic (8 pages) - Cousin Mersh (un garçon d'une dizaine d'années) raccompagne son jeune cousin (5 ou 6 ans) chez lui, en passant par une rue ou des adolescents du coin font la loi. En les voyant arriver de loin, ils préparent un chapeau avec 2 papiers, pour en faire tirer un à Mersh. S'il tire celui avec marqué Coupable, il va se prendre une dérouillée. Il y a marqué coupable sur les 2 papiers.



Une courte scène basée sur la rouerie de jeunes costauds, et sur la capacité d'anticipation de Mersh, grâce à une solide expérience. Une fois qu'il a planté le décor de la rue dans les 2 premières pages (les façades et les marches d'escalier où les mauvais garçons attendent leur prochaine victime), tout se joue dans la direction d'acteurs pendant 4 pages. À chaque dessin (toujours sans bordure), le lecteur regarde la posture des 3 lascars et des 2 garçons, l'assurance des uns en train de se préparer à tabasser leur victime, le calme de Mersh réfléchissant à la manière dont il va s'en sortir. L'état d'esprit des uns et des autres se lit dans chaque posture, chaque visage avec une évidence déroutante. Le lecteur n'a pas simplement l'impression d'assister à la scène, il bénéficie du décodage effectué par Will Eisner, les dessins faisant apparaître l'intention de chacun comme si un observateur expliquait en temps réel ce qui se passe dans l'oreille du lecteur.



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A new kid on the block (46 pages) - Un jour, un très jeune homme fait son apparition dans le quartier. Personne ne l'a jamais vu avant, et il ne parle pas la langue, en fait il ne sait pas parler du tout. Tout le monde le regarde bizarrement, mais il finit par trouver un coin de trottoir assez abrité pour y dormir la nuit. Le matin, il se lève et va faire du lèche-vitrine devant une boulangerie. La boulangère lui donne du pain et du lait. Il mange en flânant et passe devant un couple qui se dispute. Après son passage, ils décident de faire la paix. Il va s'installer dans une ruelle déserte, et 2 voleurs y jettent leur butin pur éviter de se faire serrer par la police. Il ramène la caisse à la libraire Melba, et la propriétaire (Melba) décide de lui trouver une chambre où dormir pour le remercier.



Le lecteur passe ensuite à 2 récits plus long. Le premier est très étrange : le jeune garçon agit comme un catalyseur permettant à des situations conflictuelles d'aboutir à une résolution apaisée et dans le calme. En cours de route, Melba se lance dans une courte enquête pour essayer de découvrir sa véritable identité. Le lecteur retrouve toute la verve graphique de Will Eisner avec des personnages de papier incroyablement incarnés, des lieux extérieurs et intérieurs donnant l'impression de pouvoir s'y déplacer, s'y promener, et une direction d'acteurs toujours aussi vivante. Le lecteur se prend tout naturellement d'amitié pour cet adolescent perdu, pour Melba et son élan maternel, pour Missis Rizzo et son autre forme d'élan maternel, et pour les habitants du quartier, tous plus vrais que nature. Le lecteur suit la manière dont la présence et la vie du jeune garçon s'entremêle à celle des habitants du quartier, les effets qu'il a sur eux et la réciproque. Il envisage ce récit sous l'angle du concept de petit miracle, mais les différents ingrédients ne parviennent pas à un plat équilibré : un peu trop de mélodrame, un peu trop de rebondissements, un peu trop de comportements soudains.



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A special wedding ring (38 pages) - Shloyma Emmis est un célibataire d'un certain âge qui mène une vie bien réglée, vivant de la vente de bagues avec diamant, et étudiant la Torah et le Talmud tout le reste du temps. Dans le même quartier vit miss Fegel qui prend soin de son fils adulte infirme Marvin, une jambe mal formée, et miss Grepps qui prend soin de sa fille Reba adulte sourde et un peu attardée. En papotant, elles finissent par se dire que le mieux pour leur enfant respectif serait d'épouser l'enfant de l'autre, afin qu'ils prennent soin l'un de l'autre. Après un peu de travail de conviction qui emporte un accord du bout des lèvres de Reba et Marvin, Missis Fegel va acheter une alliance à Shloyma Emmis.



En entamant ce deuxième long récit, le lecteur se dit qu'il risque de se produire le même ressenti que pour le précédent : démarrage du récit avec Shloyma Emmis, pour partir ensuite sur les deux jeunes adultes handicapés et leur mère. En fait le récit vire au mélodrame, avec quelques touches d'humour un peu vache, comme l'auteur sait si bien en distiller. À nouveau le petit miracle semble artificiel, mais dans le même temps les personnages sont toujours aussi proches et émouvants, la narration graphique fluide et facétieuse. Le lecteur dévore les pages, ému par l'évolution de la relation entre Reba et Marvin, tout entier absorbé par l'histoire de ce couple.



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Comme d'habitude, ce recueil est d'abord une leçon de narration graphique aussi élégante que virtuose, aussi sensible qu'amusante. En fonction de sa sensibilité le lecteur apprécie plus une histoire qu'une autre, trouvant forcément 2 pépites dans le lot, et le reste largement dans le dessus du panier.
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Jacob le cafard

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre New York Trilogie, Tome 2 : L'Immeuble (1987) et Au cœur de la tempête (1991). La première édition date de 1988. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner (1917-2005) : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 140 pages de bande dessinée.



Pourquoi est-ce que toutes les créatures sur Terre se démènent tellement pour vivre ? Certainement pour satisfaire une mystérieuse force de vie. En 1929, une crise économique sans précédent a plongé les habitants du monde occidental dans une lutte pour la survie, alors qu'avant ils avaient la certitude de pouvoir améliorer leurs conditions de vie matérielle. Au milieu des années 1930, trois événements mineurs survinrent. Le premier : Jacob Shtarkah a achevé la construction d'une pièce d'études dans une école juive, après 5 ans de travail. Le rabbin lui indique que le travail est fini et que cette pièce portera le nom de Yetta & Morris Goldfarb. Jacob Shtarkah s'en va et dans la rue il se rend compte qu'il n'a plus rien à faire, plus de raison pour vivre, qu'il ne vaut pas mieux qu'un cafard. Ruminant ces pensées, il tombe par terre victime d'une attaque. Le deuxième : Rifka Shtarkah prépare l'appartement pour le shabbat et (le troisième) elle fait tomber un cafard par la fenêtre, qui aboutit juste à côté de Jacob, 2 étages en dessous. Jacob le considère alors que le cafard est sur le dos et qu'il agite ses pattes dans tous les sens, animé par cette force de vie.



Toujours incapable de se relever, Jacob Shtarkah regarde le cafard s'agiter et se rend compte qu'il est habité par la même force de vie. Après s'être interrogé pour savoir si Dieu a créé l'homme ou l'homme a créé Dieu, il entend la voix de sa femme qui l'appelle. Il se lève et monte les marches jusqu'à l'appartement ; le cafard parvient à se remettre sur ses pattes par ses propres moyens. Depuis une clinique de Manhattan, Daniel Shtarkah appelle sa mère Rifka. Il présente ses excuses de ne pas pouvoir venir pour le shabbat, évoque sa fiancée Theresa. Sa mère insiste pour qu'il vienne, sans Theresa, et elle fait mine d'avoir un malaise, tout en continuant à cuisiner, afin de culpabiliser son fils qui finit par céder, trop inquiet. Le lendemain le rabbin Bensohn demande à Jacob Shtarkah de lui aménager une pièce pour sa femme impotente. Jacob est aux anges car il a à nouveau du travail. Les 2 pages suivantes présentent de courts extraits de journaux évoquant la crise de 1929, le chômage, les émeutes de la faim, une invasion de mites à Manhattan. Dans le même immeuble de Dropsie Avenue, Rifka (la mère de Rebecca) demande à leur voisin Elton Shaftsbury, un goy, de venir allumer les lumières et mettre le four en marche le jour de shabbat.



Cette histoire fait partie de la trilogie du Contrat avec Dieu : Le contrat avec Dieu (1978), Jacob le cafard (1988), Dropsie Avenue (1995). Lors de la première scène le lecteur comprend cette place, avec Jacob s'interrogeant sur la nature de la relation entre Dieu et les humains. Il comprend également le titre français qui rapproche le personnage d'un cafard puisqu'ils sont mus par la même force de vie. Le récit se déroule majoritairement en 1934, avec quelques séquences évoquant le passé. Il met en scène des habitants d'un immeuble de la rue fictive Dropsie Avenue, majoritairement juifs, Will Eisner mettant ainsi à profit ses propres souvenirs d'enfance. Il est donc question des préparatifs pour shabbat et le lecteur remarque l'utilisation de quelques mots de yiddish. Pour exposer le contexte économique de l'époque, l'auteur recourt à des facsimilés d'articles de journaux, de courts extraits d'un ou deux paragraphes, ainsi qu'une page de chronologie sur les aléas de la météo à New York en 1934 (des périodes très froides, entrecoupées de journées anormalement chaudes). D'un côté, le lecteur de bande dessinée a tendance à se crisper quand il se retrouve à lire des pages de texte ; de l'autre côté les aléas de la vie des personnages sont indissociables du contexte économique de l'époque. Will Einser trouve le juste milieu entre une reconstitution visible dans les tenues vestimentaires, les décors et les objets du quotidien, et des événements avec une touche romanesque.



S'il a le titre français en tête, le lecteur présuppose qu'il va suivre la vie de Jacob Shtarkah pendant une période indéterminée. Il fait effectivement connaissance avec son épouse Rifka, son fils Daniel et sa fille Rebecca, le voisin Elton Shaftsbury, un autre couple de l'immeuble Angelo & Marie, un mafieux Moustache Pete, et quelques autres. L'artiste a toujours ce don extraordinaire pour donner vie à chaque personnage, quel que soit le nombre de pages où il apparaît (le temps d'une séquence ou pendant tout le récit), par sa tenue vestimentaire, son physique, les traits de son visage et sa coupe de cheveux, son langage corporel expressif et conçu sur mesure pour chacun d'entre eux. Par rapport au Contrat avec Dieu, Wil Eisner a choisi des mises en scène reposant moins sur une forme théâtrale avec 2 personnages en train de parler sur un fond vide, et de donner plus d'importance aux décors, très détaillés ou simplement évoqués. Le lecteur se projette avec facilité dans cette époque à New York, dans les rues des différents quartiers (quartier d'habitation populaire, quartiers des affaires) et les différents intérieurs : la pièce consacrée à l'étude à la synagogue, le modeste appartement des Shtarkah, une vue aérienne de Manhattan, une patinoire, un bureau de courtiers, une entreprise de scierie. Les traits de contour de Will Eisner sont toujours aussi magiques : une précision accompagnée par un délié donnant la sensation de spontanéité et de vie incroyable. La narration visuelle est une évidence de chaque case, avec des êtres humains uniques, chaleureux, sympathiques même dans leur moment de détresse.



Progressivement, le lecteur comprend qu'il s'agit d'un récit choral, les personnages étant introduit au fur et à mesure, avec un lien direct ou indirect avec Jacob Shtarkah. Rapidement, le lecteur oublie le concept de force de vie pour se plonger dans ce roman et côtoyer des individus étonnants. Il sourit bien sûr en découvrant Rifka Shtarkah se livrer à une comédie dans son appartement pour faire croire à son fils à l'autre bout du fil, qu'elle a fait un malaise. Will Eisner met en œuvre un humour juif auto-dépréciateur, sans tomber dans la caricature de la mère possessive. Le lecteur est amusé par ces simagrées, tout en ressentant l'attachement de cette mère à son fils, sa volonté de conserver des liens familiaux, tout en comprenant parfaitement le souhait du fils de pouvoir exercer son métier sans subir les obligations familiales. C'est là aussi tout l'art de Will Eisner que de donner vie à des personnages plausibles, détachés de toute dichotomie bien/mal, pour lesquels le lecteur éprouve tout de suite de l'empathie, sans chercher à les juger, parce qu'il comprend leurs motivations et qu'il ressent leurs émotions. L'auteur ne se limite pas à un microcosme juif, ou à une zone bien délimitée de la société, comme il ne se limite pas à une catégorie de personnes. Ainsi, le temps de 7 pages, le lecteur suit Aaron, un jeune homme souffrant de troubles mentaux qui l'incitent à rester chez et à fuir toute compagnie. Par un concours de circonstances, il va être amené à croiser le chemin d'un autre personnage secondaire, ce qui aura une conséquence cruciale pour Elton Shaftsbury. Malgré la brièveté de ce rôle, Eisner investit du temps pour qu'il puisse s'incarner : il adopte la forme d'un conte dans le texte descriptif, et le lecteur se prend d'amitié pouvant ainsi comprendre la manière dont Aaron se considère et le problème dont il souffre. Le scénariste se montre encore plus habile car il établit un lien avec le rapport à Dieu, et Aaron constitue également un autre exemple de la force de vie à l'œuvre.



Séduit par la narration fluide et par les personnages sympathiques, le lecteur accepte bien volontiers de se laisser emmener par l'auteur et par ses dessins, là où bon lui semble. Lorsqu'une scène passe à autre chose, semblant laisser de côté pour un temps le fil directeur, il ne s'en formalise pas, curieux de savoir comment il se rattachera à la suite, et curieux de découvrir une nouvelle situation. Il s'intéresse au montage financier mis en place par Elton Shafstbury pour faire en sorte que des employés en deviennent propriétaires, à l'organisation d'une manifestation communiste, ou encore à la disparition du cadavre d'un individu assassiné par la pègre, à la scierie. Le récit se termine en revenant sur la situation de Jacob qui ramasse un autre cafard dans son appartement et le jette par la fenêtre. Le lecteur a pris grand plaisir à lire ce roman, tout en se sentant un peu frustré par le fait que Will Eisner s'attache surtout à montrer des individus en train de vivre, à mettre en scène l'interdépendance des individus par les conséquences des actes de l'un sur la vie de l'autre, sans finalement revenir à la direction métaphysique ouverte par les interrogations de Jacob Shtarkah en début d'histoire.



Le titre original et le titre français évoquent une question métaphysique sur la nature de la pulsion de vie. Wil Eisner réalise un récit choral, habité par des individus pleinement incarnés, tous sympathiques et complexes (à l'exception des 2 membres de la pègre). Le lecteur est mené par le bout du nez, grâce à la narration visuelle élégante et évidente. Il voit comment la vie de Jacob Shtarkah est façonnée par les événements historiques et les actions des personnes qu'il côtoie, sans qu'il n'ait aucune prise dessus. En fonction de ses attentes, il peut ressentir une petite déception pour un roman historique riche et malicieux, mais qui ne tient pas sa promesse philosophique.
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New York Trilogie, Tome 3 : Les Gens

Ce tome contient trois histoires complètes et indépendantes de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre Au cœur de la tempête (1991) et Dropsie Avenue : Biographie d'une rue du Bronx (1995). La première édition date de 1993. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner (1917-2005) : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 110 pages de bande dessinée.



Sanctuaire (32 pages) - Dès son plus jeune âge, Pincus Pleatnik avait appris à se cacher pour éviter d'être vu, d'être trouvé, pour vivre tranquillement. Il avait instinctivement compris qu'être invisible fait partie des compétences primordiales dans l'art de la survie en milieu urbain. En marchant sur le trottoir, il évitait de poser le pied sur les fissures. Il donnait toujours une petite pièce aux mendiants. Il était tellement dépourvu de tout trait remarquable que les filles à la fac n'arrivaient pas à se souvenir de son nom, que les caissiers des magasins ne le remarquent jamais. Il exerce un métier de repasseur blanchisseur dans l'arrière-boutique, n'ayant jamais de contact avec les clientes ou les clients. Mais un matin en lisant son journal, il constate que la rubrique nécrologique fait état de son décès.



Will Eisner n'en est pas à son coup d'essai pour raconter la vie d'individus banals. En plus il annonce dès le titre de l'ouvrage qu'il va s'intéresser à des gens en rien remarquable, qui n'existent pas aux yeux des autres. Pincus Pleatnik est un cas d'école : il fait tout pour ne pas être remarqué avec une efficacité telle que personne ne se soucie de lui. Il n'y a que son employeur qui connaisse son nom et qui le reconnaisse. Par la force des choses, le lecteur a sa vision sur sa propre existence, et a une conscience plus ou moins aiguë du nombre d'êtres humains ayant vécu avant lui, dont il n'a jamais entendu parler et dont il ne saura jamais rien, sans parler des milliards d'êtres humains vivant en simultanéité avec lui dont il ne connaîtra jamais qu'une poignée. Il est fort vraisemblable que lui-même ne laissera aucune trace dans l'Histoire ou à l'échelle de l'humanité. Il sourit en découvrant cet individu que personne ne remarque, qui peut aller à sa guise dans le monde urbain sans craindre son agressivité parce qu'il s'y est adapté au point de développer une banalité qui le rend invisible. Il suffit d'une erreur administrative le déclarant mort pour que cette sécurité vole en éclat et que sa vie bascule dans une suite de drames loufoques. Le lecteur peut penser à la folle nuit de Paul Hackett dans After Hours (1985) de Martin Scorcese.



Dès la première page, le lecteur est séduit par la personnalité narrative de l'auteur. Il lui conte une histoire qui relève à la fois du drame réaliste, à la fois de la fable. En 2 pages et 9 cases, le lecteur a l'impression d'avoir toujours connu Pincus Pleatnik, de le comprendre, de savoir comment il fonctionne, juste avec quelques remarques du narrateur omniscient et des dessins comme posés sur la page, sans bordure de case. Dans la première page, il (re)trouve la façon dont Eisner sait lier des dessins en les apposant sur un fond noir, comme des images apparaissant en blanc au travers du noir de la scène. Le lecteur se rend compte qu'il dévore chaque page, sans se soucier de la manière dont elles sont dessinées, et qu'il ressent une proximité extraordinaire avec chacun des personnages. Il lui suffit de regarder Pincus se raser, arroser sa plante, enfiler son pardessus, pour voir son absence de toute prétention, le plaisir qu'il prend dans son quotidien, sa banalité. Il faut prendre du recul pour comprendre comment Will Eisner insuffle une telle vie dans ses personnages. Le lecteur peut voir les vêtements tous confortables et un peu informes de Pincus Pleatnik, leurs plis qui montrent à la fois qu'ils sont un peu lâches, à la fois déjà portés de nombreuses fois. De la même manière, il peut regarder les petits gestes : les expressions de son visage, sa manière de tenir le journal sous son bras pendant qu'il suspend son manteau humide, la manière d'enfiler son pull, ses postures un peu résignées tout en conservant une énergie sous-jacente. Will Eisner ne représente pas n'importe qui : ses dessins donnent l'impression de regarder un individu qui existe vraiment. Il en va de même pour les autres personnages : la confiance en ses compétences professionnelles de la rédactrice des avis de décès, la capacité à prendre des décisions du propriétaire de son appartement pour qui ses locataires ne sont que des noms dans un exercice comptable, la contenance inquiète et séductrice à la fois du propriétaire du pressing, etc. Aucun d'entre eux n'est un stéréotype, chacun est un individu pleinement développé, unique.



S'il essaye de regarder les techniques d'enchaînement de cases, le lecteur a du mal à croire à ce qu'il observe. À la lecture, il éprouve la sensation d'être aux côtés de chaque personnage, à chaque fois dans la même pièce qu'eux. En relisant, il s'aperçoit que Will Eisner gère les arrière-plans avec une dextérité quasi surnaturelle, ne les représentant qu'en cas de besoin. Or le lecteur serait près à jurer qu'il y en a dans plus de 80% des cases, ce qui est loin du compte. Pourtant chaque endroit présente une ambiance unique, plausible au point d'en être plus réaliste qu'une photographie. En parcourant à nouveau les pages, le lecteur remarque également une forme discrète d'humour sans pitié : la silhouette de Pincus dans la vapeur du pressing le rendant effectivement invisible, le fait qu'il renverse sa tasse de café en découvrant l'annonce de sa mort dans la rubrique nécrologique, la façon dont Pincus embrasse un poteau, les mimiques du propriétaire du pressing en train de se lamenter sur son sort, etc. Effectivement en arrière-plan, se dessine également le portrait d'une partie de la société : les petits boulots, les personnes à la rue, l'administration inflexible, la cupidité des uns et des autres, les sans-abris, les manœuvres d'intimidation musclées. Sous des dehors de récit léger et rapide, Will Eisner réalise un drame à l'humour noir, brossant le portrait d'une partie de la société, avec un épilogue aussi joyeux qu'horriblement noir.



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Le pouvoir (40 pages) - De manière inexpliquée, Morris dispose d'un don. Il se manifestait occasionnellement quand il était enfant. Il suffisait qu'il serre sont chat contre lui pour que celui-ci guérisse, ou qu'il se tienne proche de son père alité, pour que celui-ci guérisse aussi. Mais ces occurrences étaient peu nombreuses, et Morris finit par oublier son don. Après la mort de ses parents, devenu adulte, il se mit à la recherche d'un boulot qui le satisfasse. Il est embauché comme aide-soignant, mais il gêne les médecins. Il occupe ensuite un emploi d'aide à la ferme, mais finit par être attiré par un cirque et vouloir devenir un magicien. Comprenant que tout n'est que truc et artifice, il devient l'assistant de Lil, la diseuse de bonne aventure.



Au départ, le lecteur est décontenancé par le don de Morris, se disant que ce n'et pas compatible avec une forme d'invisibilité dans la société. Mais en fait ce don est montré de manière prosaïque sans effet surnaturel, sans explication religieuse ou scientifique. Ce don ne transforme pas Morris en un messie ou un individu extraordinaire. Le lecteur retrouve des individus tout aussi ordinaires que dans la première histoire, tout aussi remarquables par leur unicité, leur humanité, en tout point différents de ceux de la première histoire, et tout aussi banals, plausibles et palpables. Il remarque que cette histoire comprend 6 pages muettes d'une incroyable expressivité. Il reste ébloui par la manière dont Eisner compose ses pages : des cases sans bordure qui s'entremêlent naturellement alors qu'elles montrent des choses très disparates, la façon dont la pluie trempe les vêtements et les individus jusqu'à l'os, la descente d'un escalier par 2 personnages qui acquiert une dimension métaphorique, etc. Plus encore que dans le premier récit, le lecteur voit comment le créateur parvient à combiner des techniques de mise en scène cinématographiques avec des techniques théâtrales pour un amalgame uniquement réalisable en bande dessinée. Les personnages de papier se révèlent être d'incroyables comédiens au jeu de scène un peu appuyé, mais totalement réaliste. Le lecteur s'attache tout autant à Morris qu'à Pincus et comprend ses choix, partage ses valeurs, ressent ses déceptions, se résout à son anonymat avec lui.



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Combat Mortel (31 pages) - Toute sa vie d'adulte, Hilda s'est occupée de son père alité et cacochyme, sans relation amoureuse, aux dépens de sa vie professionnelle. Elle a maintenant 40 ans, et son père rend l'âme dans un dernier râle. Il est temps pour elle de se construire une vie. À la bibliothèque municipale où elle travaille, elle remarque Herman, un célibataire d'une cinquantaine d'années. Elle se renseigne : il vit seul avec sa mère dont il s'occupe.



Avec cette troisième histoire, Will Eisner commence par un drame, mais ajoute bien vite une pincée de gentille moquerie qui inscrit le récit dans le registre de la comédie dramatique. À nouveau le lecteur prend partie pour Hilda dès la première page, sensible à ses valeurs morales qui l'ont menée à se sacrifier pour prendre soin de son père. Il sourit à sa réaction quand son père exhale son dernier soupir, et à sa détermination pour mettre la main sur un mari, un individu quelconque sans rien de remarquable, mais avec une histoire personnelle particulière et unique. Il sourit franchement quand le combat (mortel) s'engage entre Hilda et la mère d'Herman pour capter ses attentions matérielles et affectives. Bien sûr, le lecteur peut trouver qu'Hilda est un peu manipulatrice, que la mère d'Herman est très possessive, et qu'Harry aurait bien besoin d'une colonne vertébrale. Dans le même temps, il comprend aussi que ces personnages aient adopté cette façon de vivre, et il ressent de l'empathie pour cette femme qui ne souhaite pas gâcher les années qui lui reste, pour cet homme qui a accepté sa condition, et pour sa mère qui continue de veiller sur son poussin.



Comme dans les 2 histoires précédentes, le lecteur voit que Will Eisner continue d'utiliser les mêmes outils pour construire ses pages (case sans bordure, dessin sur fond noir, mise en scène de théâtre) et qu'il aboutit à des pages qui n'ont rien de semblables à celles des 2 autres récits. À nouveau, il suffit de voir évoluer Hilda, Herman et sa mère pour avoir une idée claire de leur personnalité respective, et que celle-ci n'est pas la même que celle des personnages précédents. À nouveau, l'artiste gère les arrière-plans avec une élégance sophistiquée, faisant de la clarté de sa narration la priorité, ce qui n'empêche pas le lecteur de pouvoir se projeter dans chaque lieu. À nouveau, il savoure des cases uniques : l'expression du chagrin d'Hilda à la mort de son père, la délicatesse avec laquelle Herman lave les pieds de sa mère, les simagrées de la mère d'Herman face à Hilda, la bougie qui se renverse, etc. Cette fois-ci encore, Will Eisner fait preuve d'un humour cruel et malicieux, maltraitant ses personnages avec autant de sadisme que d'affection.



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Ce recueil de trois histoires qui s'apparentent à autant de copieuses nouvelles est à savourer comme autant de perles de comédie humaine, d'une rare justesse et d'une rare finesse, permettant des côtoyer des personnages banals qui révèlent toute leur saveur, dans des drames très humains, faisant ressortir leurs qualités et leurs défauts, toute la richesse de la condition humaine, sans une once de méchanceté ou de mépris, avec un humanisme sans limite.
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