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Critiques de Will Eisner (194)
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Petits Miracles

A plus de 80 ans Will Eisner, auteur incontournable de BD américaine et de comics, créateur du concept de roman graphique, nous entraine dans le New York des années 20 et plus exactement dans Brooklyn, sur Dropsie Avenue.

Au travers de quatre histoires extraordinaires, il va reprendre ses thèmes de prédilection que sont les rapports humains, la vie urbaine, New York, les communautés et la judéité. Ses dessins très graphiques, caractérisés par une absence d'encadré, représentant des séries d'images, ont donné naissance au concept d'art séquentiel.

Cet album : un must have ne serait-ce que pour l'importance de Will Eisner dans le 9ème art.

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Spirit : Les treize travaux du spirit

Deux personnages féminins illuminent cet album Sue Sanguine et Sand Saref, dans les histoires suivantes : "Sue Sanguine", "l'oiseau tombé du nid", "le mariage", "le boulot", "poing final", "en avant la moujik", "les cigognes sont de retour", "le candidat", "petit nuage", "vous deux", "Gerhard Schnoble", "Sand Saref" et "le retour de Sand Saref".

Les aventures du Spirit, super héros humain et sympathique, sont comme toujours imaginées et dessinées par Will Eisner, dont le talent et la fantaisie font un des plus grands maîtres de la BD.

Attention, Denny Colt les coups sont parfois moins périlleux que les baisers....
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Spirit : Le parfum de la dame en rouge

Edité en 1985 par Albin Michel/Spécial USA, cet album magnifique comporte les histoires suivantes : "P comme P'Gell", "Caramba", "la fortune de Millissy Portier", "Saref", "l'école des jeunes filles", "le médaillon du Duce", "concurrence", "money money" et "les bijoux de Capistrano" qui figure dans sa version d'origine en noir et blanc.

Un passionnant album dans lequel le talent et la fantaisie d' Eisner donnent toujours la part-belle aux personnages féminins, à l'action et à la séduction.

Le Spirit aura fort à faire pour se garder de ces dames....
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Le spirit s'en bat l'oeil

Au générique de cet album on trouve :

"l'héritage", "la bande", "bande avant", "bande à part", "carat vanne", "l'amour en transes", "pour solde de tout compte" qui forment une première partie puis une deuxième qui regroupe "le sang de la terre", "le joyau", "carrion", "l'île", "eau" et "sauvetage".

Sans répit entre coups et baisers Denny Colt sous le masque du Spirit et la plume d' Eisner nous fait partager de formidables aventures.

Moins urbain que les tomes précédents, plus exotique, cet album nous emmène jusqu'en mer rouge où la fantaisie et le talent de l'auteur font merveille.
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Will Eisner reste pour moi l'auteur du Spirit, découvert adolescent et qui est pour moi le seul héros de Comics que j'apprécie. J'adore le trait d'Eisner. J'adore son sens du récit, cet humour, ce cynisme...



Ici, Eisner déjà fort âgé (il mourra peu de temps après) s'attaque aux Protocoles des Sages de Sion, ce document qui "montre" que les 12 tribus d'Israël se sont rencontrées à la fin du XIXé siècle afin de se partager le monde, d'asseoir leur pouvoir sur le monde, en l'occurrence sur le capitalisme. Ce brûlot antisémite est un faux avéré.



Will Eisner va reprendre la genèse du document, créé de toutes pièces à partir des Dialogues entre Machiavel et Montesquieu, écrits par Joly contre Napoléon III. Ce sont les services secrets russes qui s'y collent. L'Okhrana, dans sa division parisienne, pour être précis. Cela expliquera que la Russie sera un des derniers pays (parmi les plus grands) à admettre officiellement la nature frauduleuse du pamphlet.



Will Eisner reprend des passages très longs des Dialogues et les compare aux Protocoles. CQFD dirais-je. 50 ans séparent les deux textes et pourtant il est clair que les Protocoles sont une réécriture des Dialogues.



Et c'est là qu'Eisner frappe un grand coup de plus. Il défend (avec justesse et brio) l'idée qu'Umberto Eco développe dans la préface. Les Protocoles ne cesseront jamais de proliférer... car "les gens ont besoin de justifier une conduite dont ils pourraient avoir honte plus tard"... Ces Protocoles crystallisent la résistance de certaines couches de population au changement social. Ces personnes (comme en ce moment aussi) qui perdent leurs repères suite à l'évolution de la société. Eisner nous le dit, et je le crois fermement. Les gens ne sont pas antisémites parce qu'ils ont lu les Protocoles, ils croient aux Protocoles parce qu'ils sont antisémites. Ils vont rationnaliser leur haine du juif, et de l'autre en général. Ils ont besoin d'un mensonge auquel croire. Sur l'air du "des parties sont vraies", ou "il n'y a pas de fumée sans feu", etc. on peut justifier l'innommable, l'injustifiable. Trump, Bolsonaro et leurs fans ne font rien d'autres...



Lecture nécessaire, lecture utile. Lecture militante, lecture érudite. Pour pouvoir rectifier les nombreuses personnes qui pensent encore que ces Protocoles sont vrais... les dernières pages de la démonstration d'Eisner montrent que rien n'est gagné sur ce plan. A chaque fois que les Protocoles ont été épinglés, que leurs défenseurs ont été condamnés, on peut voir que ces Protocoles ont connu une nouvelle jeunesse.



A lire.
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Autobiographix

Ce tome est une anthologie regroupant 14 récits courts autobiographiques en noir & blanc, initialement parues en 2003. Le projet a été supervisé par Diana Schutz qui a rédigé une postface d'une page.



Le jour où j'ai rencontré Richard Nixon, par Sergio Aragonés, 8 pages. De passage dans les bureaux de Warner Publishing, Sergio remarque la queue des employés attendant que Nixon signe son livre. Le jour où je suis devenu un professionnel, par Will Eisner, 4 pages. Le jeune Will vient présenter son portfolio a un responsable éditorial. Des règles de vie, par Jason Lutes, 6 pages. Jason déménage dans une ville inconnue et réfléchit à l'influence qu'un lieu peut avoir sur la personnalité d'un individu. L'immeuble qui n'a pas explosé, par Paul Chadwick, 7 pages. Paul se souvient du groupe d'appartements où il habitait quand il était étudiant, des autres locataires, et de la gérante. Les yeux, par William Stout, 3 pages. Employé à Disneyland, Will réalise des portraits de visiteurs, dont celui d'un enfant à qui il manque un œil. Ma vie en chauve-souris, par Bill Morrisson, 6 pages. Enfant, Bill était fan de Batman et de la série télévisée et il avait réussi à se faire offrir un beau déguisement de son héros. Mardi soir au club de jazz, écrit par Diana Schutz, dessiné par Arnold Pander, 3 pages. Attablée, Diana regarde Leroy, un contrebassiste, jouer sur scène.



Comic Book Chef, par Matt Wagner, 6 pages. Matt raconte comment préparer du poulet au parmesan. J'ai perdu mon sens de l'humour, par Eddie Campbell, 4 pages. Eddie explique comment il s'est aperçu qu'il avait perdu son sens de l'humour. Qu'est-ce que c'est ?, par Fábio Moon & Gabriel Bá, 8 pages. Le 26 avril 1999, Fábio & Gabriel prennent le métro parisien pour rentrer à leur hôtel, mais ils sont pris à parti par un groupe de jeunes et les autres passagers de la rame ne réagissent pas. France, par Stan Sakai, 6 pages. Stan et son épouse séjourne à Angoulême où il a été invité, puis à Paris où ils vont déguster un repas gastronomique dans un grand restaurant. Une histoire de voyageur, par Metaphrog, 6 pages. Richard voyage en bus en France et le conducteur a une drôle d'attitude, avec un humour noir inquiétant. L'arbre, écrit par Richard Drutt, dessiné par Farel Dalrymple, 6 pages. Richard raconte à petite fille une histoire de quand il était jardinier dans un vieux cimetière à côté d'une église, et qu'il avait sympathisé avec une vieille femme qi lui avait demandé un jour de l'aider à planter un arbre. De ça on en est sûr, de Paul Hornschemeier, 8 pages. Paul se lève, accomplit cahin-caha les gestes routiniers du matin, et commence à paniquer. Il s'assoit sur son siège, prend son pinceau et se met à dessiner. Par où commencer ?



Dans la postface, Diana Schutz explique que Will Eisner fixe l'entrée dans l'âge adulte pour les comics avec les premiers récits autobiographiques réalisés dans les années 1960. Elle est d'accord avec ce marqueur temporel car les histoires biographiques permettent d'établir un contact plus étroit entre les auteurs et les lecteurs. Ce contact est rendu encore plus palpable par le noir & blanc qui permet de contempler sans filtre les traits tracés par l'artiste. Pour cette anthologie, elle a demandé à des raconteurs de réaliser un court récit autobiographique, la plupart n'en ayant pas produit dans leur carrière. Au fil de ces récits, le lecteur constate qu'ils ont tous joué le jeu : d'une anecdote qui sort de l'ordinaire (discuter avec Richard Nixon) à des moments essentiellement banals (prendre le métro, réaliser un dessin à Disneyland, se déguiser en Batman, se mettre à sa table de travail). Dans le même temps, aucun récit ne ressemble à un autre, et chaque artiste fait entendre sa voix d'auteur, ou au minimum sa voix personnelle. Chaque histoire se lit rapidement, même celle d'Eddie Campbell à la forme peu séduisante (de petites cases avec des dessins s'apparentant à des esquisses, et un texte copieux avec une graphie irrégulière). La preuve d'un excellent travail de l'éditrice.



Toutes les histoires sont réalisées par un unique créateur, à la fois scénariste et dessinateur, à l'exception de deux, celle de Schutz et celle de Drutt, ce qui assure une cohérence entre la personne qui a vécu l'anecdote, et la manière de la raconter visuellement. S'il est familier d'une partie de ces créateurs, le lecteur retrouve toute la faconde généreuse de Sergio Aragonés créateur de Groo le barbare (avec Mark Evanier) et contributeur du magazine MAD, le naturalisme élégant de Wil Eisner, la minutie précise de Paul Chadwick (Concrete), la force des dessins à l'encrage épais de Matt Wagner (Grendel, Mage), le caractère un peu névrotique des dessins d'Eddie Campbell (From Hell), les dessins gentils et souriants de Stan Sakai (créateur d'Usagi Yojimbo). Au-delà de la banalité de la plupart des anecdotes, chaque artiste la raconte avec une personnalité graphique unique apportant une saveur particulière. La minutie et la propreté de Jason Lutes, le réalisme et l'expressivité de William Stout, les dessins pour enfants de Bill Morrison, l'âpreté des dessins de Jacob Pander, les textures des dessins de Moon et Bá, l'encrage tirant vers l'expressionnisme de Metaphrog, la nostalgie des dessins de Farel Dalrymple, l'étrangeté expressionniste des dessins de Paul Hornschemeier qui a laissé quelques traits de construction. Chaque artiste fait passer une sensibilité propre, différente, personnelle.



Du coup, en fonction du récit, le lecteur ressent une tonalité différente, induisant un état d'esprit particulier : le sourire aux lèvres face à l'entrain de Sergio, l'émotion générée par la comédie humaine d'Eisner, le calme posé et réfléchi de Lutes, la tension dans le visage de Stout, la surcharge cognitive dans la boîte de jazz, la totale assurance de Wagner, etc. En outre, ces artistes l'emmènent dans des lieux très variés : un bureau d'éditeur dans les années 1970, un bureau d'éditeur dans les années 1940, une petite ville aux États-Unis, une banlieue pavillonnaire, une vision de Notre Dame encore intacte en 1999, une table de dédicace lors du festival international de la bande dessinée à Angoulême, une forêt hantée par les spectres des soldats britanniques de la première guerre mondiale, un cimetière, un studio d'artiste avec sa table à dessiner. De même, le lecteur côtoie des personnages d'origines diverses : surtout des artistes par la force des choses, mais aussi un président des États-Unis, des dames dans le métro newyorkais, des parents très protecteurs de leur enfant, l'épouse de Matt Wagner, un conducteur de bus très inquiétant, une vieille grenouille de bénitier. En outre, les thèmes développés par les uns et par les autres conduisent à des cases totalement inattendues : une dédicace sous forme d'Alfred la mascotte du magazine MAD, un polygraphe, un adulte déguisé en Batman pour Halloween, un marteau à viande, l'excentrique John Mytton (1796-1834) à cheval, un décès dans un restaurant huppé, une représentation de l'oreille interne.



Outre l'admiration qu'il peut avoir pour la majeure partie de ces créateurs, le lecteur découvre qu'il peut y avoir une chute dans certaines histoires, ou un développement philosophique inattendu. Il se rappelle rapidement que le propre d'un narrateur est de devoir choisir ce qu'il va raconter et comment il va le faire, intégrant par la force des choses son point de vue, mais aussi un ordonnancement, ce qui induit une forme d'explication ou de sens à l'anecdote, même si la forme narrative n'est pas explicative. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver amusant, ironique ou dramatique certaines situations. Difficile ne pas sourire devant le trublion qui obtient une dédicace de Nixon alors que ceux qui faisaient la queue en ont été privés parce qu'il a passé trop de temps avec Sergio. Il s'interroge sur le concept de synchronicité et de perception primaire (ou biocommunication), pas très sûr du degré de conviction de l'auteur qui les met en scène. Il sourit devant un souvenir d'enfance, tout en pensant à quel point cette période façonne l'individu pour le reste de sa vie. Il constate toute la distance qui sépare le spectateur du musicien expérimenté, faisant l'expérience d'une altérité paradoxale car le musicien et le spectateur vibrent à l'unisson par la musique. Il sourit en suivant la recette racontée sur le ton d'une formidable épopée tout en se disant que la bande dessinée peut tout raconter. Il ressent pleinement l'inquiétude du voyageur ne sachant pas comment se conduire dans une situation qu'il ressent comme étant menaçante, faute de connaître les codes de la société dans laquelle il se retrouve, de pouvoir se dire si c’est normal ou pas. Il prend un recul épatant en envisageant le temps qui s'écoule pour qu'un arbre atteigne une taille adulte. Il fait l'expérience de la perte d'équilibre de manière sensorielle, alors qu'il ne s'agit que de traits et de zones noircies sur une page de papier.



La postface de l'éditrice exprime très bien la richesse de l'expérience que constitue la lecture de cette anthologie. Il s'agit à la fois d'histoire sur des moments banals de la vie, à la fois d'une expérience unique permettant de prendre le point de vue de l'auteur sur cet événement, de le percevoir avec sa personnalité, de l'envisager avec la conscience d'un autre être humain. Ce changement de point de vue s'opère grâce à de simples traits et zones noirs sur du papier, un acte de création et de communication presque magique en opérant ainsi un tel changement dans la personnalité du lecteur, en permettant un tel degré de communication d'un être humain à un autre sans qu'il ne soit besoin qu'ils se rencontrent.
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Un pacte avec Dieu

Ce tome comprend 4 histoires complètes et indépendantes, monochromes. La première édition est parue en 1978, sans prépublication. Il est écrit, dessiné et encré par Will Eisner (1917-2005), et est considéré comme le premier roman graphique aux États-Unis.



The contract with God (60 pages) - Une pluie s'abat sans pitié sur le Bronx. Les égouts sont pleins et l'eau commence à montrer dans les virages. L'immeuble sis au 55 avenue Dropsie semble prêt à larguer les amarres et flotter dans le courant comme l'Arche de Noé. C'est l'impression qu'en a Frimme Hersh qui revient de l'enterrement de sa fille Rachele. Il est trempé jusqu'aux os et rentre chez lui au 55 Dropsie Avenue. Il se souvient de son enfance en Russie dans un petit village appelé Psike, près de Tiflis, et dans quelles circonstances il avait écrit les termes d'un contrat qu'il passait avec Dieu, sur une pierre un peu plus grande que sa main, qu'il avait toujours conservée avec lui.



L'usage veut que ce récit (avec les 3 autres) constitue le premier roman graphique paru aux États-Unis, que Will Eisner ait inventé le terme ou plutôt qu'il ait popularisé cette expression apparue pour la première fois dans un article écrit par Richard Kyle en 1964. Toujours est-il que l'ambition de Will Eisner est bien présente dans son intention : réaliser des histoires en comics pour les adultes, à la fois dans la forme et dans le fond. Le lecteur découvre donc la vie de Frimme Hersh, juif russe, émigré aux États-Unis au début du vingtième siècle et intégré dans la communauté hassidique de New York. Il le voit se confronter à son deuil dont l'objet le conduit à remettre en cause sa foi. La pierre écrite sert de symbole de la foi de cet homme, et l'immeuble du 55 Dropsie Avenue devient un autre symbole. De fait, ce récit parle de foi, de doute, de mode de vie, de douleur, de deuil, sans affrontement physique, sans costume bariolé, sans aventure extraordinaire. Il s'agit de l'œuvre d'un auteur disposant déjà d'une expérience de vie de plusieurs décennies (Eisner a 61 ans quand il paraît), capable de prendre du recul, disposant d'un humour sophistiqué et piquant, et ayant une longue pratique de la bande dessinée.



Dans un premier temps, le lecteur est frappé par la forme : 5 pages avec une unique illustration et un récitatif concis de quelques phrases. Ce n'est qu'à a sixième page qu'apparaît une bordure de case traditionnelle, et à la huitième page qu'il y a plusieurs cases. Sur 60 pages, près de la moitié (27) sont construites sur la base d'un dessin unique avec un texte concis. Au cours des autres pages, le lecteur peut observer l'usage de phylactère pour des dialogues ou des monologues, des suites de cases décrivant un mouvement, une action, des cases sans décors avec des hachures en arrière-plan ou un fond marron, des cases un peu penchées. S'il prend lui aussi du recul, il se rend compte que la narration visuelle présente une diversité significative, et est captivante du début jusqu'à la fin. L'auteur appuie régulièrement la dramatisation, tout en donnant l'impression de rester dans le naturalisme. Dans la deuxième page, le lecteur est frappé par la manière dont l'eau détrempe tout, alourdissant les vêtements de Frimme Hersh, s'accumulant sur la chaussée, ruisselant sur le mobilier urbain : effectivement il s'agit d'un véritable déluge, et ça s'empire encore dans les 2 pages suivantes. Ce niveau de pluie n'est pas impossible, mais reste improbable. Arrivé à la vingt-et-unième planche, le lecteur voit Frimme Hersh lever les bras au ciel dans un geste très théâtral pour prendre Dieu à parti. De temps à autre, un personnage peut se lancer dans un court monologue à voix haute, relevant également d'un dispositif théâtral. Eisner s'en sert comme outil pour mieux faire apparaître l'état d'esprit de son protagoniste, et le lecteur éprouve alors une forte sensation d'empathie, l'impliquant totalement dans ces émotions.



Avec ce premier récit, Will Eisner fait un effort conscient de briser les formes habituelles des comics, pour avoir l'assurance que sa bande dessinée se démarque desdits comics, ne puisse pas être confondue avec la production industrielle de masse. Il brosse le portrait d'un individu attachant, malgré ses actes manquant d'humanité. Il fait preuve d'un humour pince-sans-rire et même cruel vis-à-vis de Frimme Hersh, et pas seulement dans la chute du récit. En creux, le lecteur peut percevoir également un jeu sur la manière dont les juifs pouvaient être caricaturés. S'il a déjà lu des œuvres ultérieures de cet auteur, le lecteur peut voir en quoi sa narration n'est pas encore aboutie. Si c'est son premier contact avec les romans graphiques de Will Eisner, il peut déjà découvrir toute la personnalité de sa narration visuelle, et l'équivalent d'une nouvelle pour adulte, d'une bonne pagination.



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The Street Singer (28 pages) - Au début des années 1930, la majeure partie des citoyens se débattent dans la Grande Dépression. Dans ce quartier de Brooklyn, Eddie, chômeur sans le sou, chante en bas des immeubles en espérant qu'un locataire lui jette une pièce ou deux. Un jour, une femme laisse tomber un petit mot qui tombe dans son chapeau. Elle l'invite à monter chez elle. Une fois Eddie installé à table, elle lui sert un repas et se présente sous le nom de la diva Marta Maria. Elle lui dit qu'il a une voix d'or et qu'elle va l'aider à faire carrière sous le nom de Ronald Barry.



Dans cette histoire d'une pagination moitié moindre, le lecteur découvre 2 autres habitants du quartier autour de Dropsie Avenue. Il est à nouveau saisi par l'humanité vraie et faillible des 2 principaux personnages : Eddie résigné à gagner misérablement sa vie, Sylvia Speegel (la diva Marta Maria) regrettant ses belles années passées et voyant en Eddie l'espoir de retrouver les chemins de la gloire. Ils ne sont ni ridicules, ni pitoyables, mais très imparfaits. En particulier, le lecteur peut voir Eddie dans sa famille et s'il comprend sa violence, il ne peut pas la cautionner. La narration visuelle est à nouveau épatante, d'une incroyable finesse, avec un jeu d'acteur donnant l'impression du naturalisme, tout en faisant régulièrement usage des conventions du théâtre. Will Eisner fait montre d'une cruauté exquise avec ses personnages, englués dans leurs habitudes comportementales, vaguement conscients de leurs limites, assez pour vouloir s'extirper de leur condition, pas assez pour comprendre qu'ils reproduisent les mêmes schémas. Il s'agit bien d'une nouvelle, une courte comédie dramatique, irrésistible, avec un auteur portant un regard pénétrant et acéré sur ces 2 individus.



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The Super (28 pages) - Monsieur Scuggs est le concierge du 55 Dropsie Avenue. Il est d'origine allemande, animé par un sentiment antisémite, célibataire avec un chien. Il a le crâne rasé, une mine renfrognée et une solide carrure. Il se montre peu commode avec les locataires, et vit seul dans un petit logement à l'entresol à côté de la chaudière.



Dès la deuxième page, le lecteur est frappé par la sensation de vie et de familiarité qui se dégage du dessin de plain-pied de Scuggs et de son chien Hugo. Il a l'impression d'avoir déjà croisé cet individu, ou de pouvoir le croiser sur un trottoir. Will Eisner en fait un être humain à part entière, avec son langage corporel propre, ses expressions de visage, sa manière de marcher, ses choix vestimentaires. Il est antipathique au premier regard et dans façon de se servir de sa stature pour intimider les locataires, et dans le même temps très sympathique du fait de son métier qui l'oblige à servir des individus qui ne voient en lui que le représentant méprisable du propriétaire inaccessible, contraint de leur donner satisfaction avec les maigres moyens mis à sa disposition et horriblement seul. Le récit le nécessitant plus, l'artiste représente plus les décors. Il donne une consistance incroyable aux parties communes de l'immeuble, au minuscule appartement de Scuggs, à la chaudière, à la fois par leur texture et leur véracité. Il s'agit à nouveau d'un drame poignant et immoral, faisant la démonstration de l'humanisme de l'auteur, de sa capacité à faire s'exprimer le caractère profond de chaque être, et de s'élever loin au-dessus de tout manichéisme, sans aucune trace d'angélisme.



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Cookalein (56 pages) - L'été arrive dans Dropsie Avenue, et plusieurs locataires vont partir en vacances dans les proches montagnes. Fannie va emmener ses 2 enfants pendant que son mari Sam reste à travailler. La standardiste Goldie s'y rend aussi pour essayer de mettre le grappin sur un riche célibataire. Benny, jeune vendeur, s'y rend dans une décapotable qu'il a loué, dans l'espoir de mettre le grappin sur une jeune femme d'une riche famille pour entrer dans les affaires de son père.



Avec un tel début, le lecteur se doute que le récit sera plutôt à la comédie qu'au drame, même si la tragédie finit par pointer le bout de son nez. Le lecteur se projette tout de suite dans le quartier, avec les cordes à linge entre les immeubles, les 2 ménagères en train de se parler d'une fenêtre à l'autre, les meubles basiques des petits intérieurs. Il se rend ensuite à la gare avec la famille de Fannie, et s'installe sur les larges banquettes du wagon. Il prend ensuite les voitures collectives pour rallier la pension. Puis il découvre la salle commune de repas, les chambres spartiates, la cuisine commune, la grange. La reconstitution est aussi plausible qu'évocatrice. Les personnages sont toujours aussi vivants, familiers et différenciés, avec une expressivité extraordinaire, sans qu'ils ne deviennent des caricatures. Le lecteur observe le ballet des interactions, le jeu des relations sociales, l'aspiration des uns et des autres, la réalité qu'ils découvrent, les pulsions sexuelles, les petits arrangements avec les faits. Le résultat est une extraordinaire comédie vivante et drôle, ainsi qu'une peinture élégante et pénétrante de la comédie humaine dans ce microcosme savoureux et réaliste.
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La Valse des alliances

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre Fagin le juif (2003) et Le Complot : L'histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion (2005). La première édition date de 2003. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner (1917-2005) : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 110 pages de bande dessinée.



L'histoire s'ouvre avec une lettre de 2 pages, adressée au lecteur, et rédigée par Abraham Kayn, évoquant l'importance d'un bon mariage, indiquant que son fils Aron a pu épouser une fille de bonne famille, et concluant que les bonnes alliances sont effectivement le but du jeu. Les 4 pages illustrées qui suivent évoquent l'émigration de la famille Arnheim aux États-Unis deux décennies avant la Guerre Civile. Le texte évoque l'émigration des juifs vers le Nouveau Monde : une première vague en provenance de l'Espagne et du Portugal en passant par le Brésil, une partie de la diaspora séfarade. Puis il est question de la dépression économique sévissant entre les années 1820 et 1840 en Allemagne et dans l'Empire Austro-Hongrois, de l'antisémitisme montant dans ces pays, et de la deuxième vague d'immigration, cette fois-ci des ashkénazes. La famille Arnheim s'installa aux États-Unis dans ces circonstances, et finit par développer et établir la plus importante usine de corsets. C'est ainsi qu'Isidore Arnheim hérita de l'entreprise nationale de son père, et d'un nom de famille établi parmi les hautes sphères de la société, et accepté par les gentils. Il épousa Alva Strauss, elle aussi issue d'une bonne famille, et ils eurent deux enfants : Conrad l'aîné, et Alex son petit frère.



Conrad Arnheim grandit comme un enfant gâté, sa mère lui passant tout, et son père faisant tout pour qu'il accède aux meilleures écoles, et qu'il puisse y rester malgré un comportement inadmissible. L'année de ses 20 ans, Isidore et Alva Arnheim reçoivent leur fils Conrad dans l'étude d'Isidore et lui indique l'importance de leur nom, le fait qu'il doit reprendre la tête de l'entreprise à court terme, et qu'il doit réussir à faire un bon mariage. La famille Ober émigra également d'Allemagne à la même époque, mais le patriarche décida de s'installer à Lavolier, une ville sur les bords de l'Ohio. Au fil des affaires, il finit par devenir un banquier, propriétaire de son propre établissement. Le couple ayant des ambitions sociales plus importantes, ils acceptèrent bien volontiers de faire l'objet d'un reportage dans le journal local. Un jour, la mère ouvre une lettre d'invitation dans le courrier, où les Himmelhauser transmettent une invitation des Arnheim pour séjourner à New York à l'automne suivant. Une fois la date arrivée, les Ober (père, mère et leur fille Lilli) se rendent à New York. C'est l'occasion pour Isidore Arnheim et Abner Ober d'avoir une conversation en tête à tête, et de constater qu'ils ont des intérêts convergeant à unir leurs deux familles, par le biais d'un mariage.



Il s'agit du dernier récit de fiction réalisé par Will Eisner (1917-2005), à l'âge de 83 ans, la bande dessinée suivante étant un reportage sur la supercherie des Protocoles des sages de Sion. Ici, il a choisi comme sujet la notion de valeur d'un nom de famille et d'alliance judicieuse par le mariage. Avant tout, ce récit se dévore comme un roman retraçant l'histoire d'une famille en se focalisant sur la génération de Conrad qui est le personnage présent pratiquement du début jusqu'à la fin. L'auteur sait développer l'envergure nécessaire, avec le texte de départ qui replace le contexte de l'émigration juive vers les États-Unis, en plusieurs phases, et en provenance de différents pays d'Europe, puis aux aléas économiques de la vie des différentes entreprises des familles impliquées. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu décontenancé par le fait que l'auteur ait inclus des pages avec des pavés de texte, accompagnés de 2 ou 3 illustrations. Au cours de la lecture, il y voit une preuve de l'honnêteté de l'auteur : ils apportent des informations d'ordre historique ou économique, ou forment une transition entre deux époques différentes. Ces passages se prêtent effectivement plus à une forme en texte qu'à une forme en bande dessinée. Ils apparaissent sur une quarantaine de page, réduit souvent à 2 lignes en début de page. Ils peuvent être accompagnés d'une ou plusieurs images, parfois servir d'en-tête à une page en bande dessinée. Le lecteur a tôt fait de s'y habituer et d'y trouver son compte, n'éprouvant pas la sensation de passer d'une BD à un livre.



Will Eisner a indiqué à plusieurs reprises qu'il assimilait ses bandes dessinées plutôt à des nouvelles qu'à des romans. En ce qui concerne celui-ci, la pagination en fait un véritable roman, copieux et ambitieux. Le lecteur a tout le temps nécessaire pour côtoyer les personnages et qu'ils deviennent palpables, qu'ils existent avec leur personnalité propre, sans jamais courir le risque d'en oublier un ou qu'il ne soit qu'une coquille vide, un artifice narratif sans âme. La magie de l'écriture de Will Eisner opère ses miracles habituels : il n'y a pas de petit personnage, il n'y a pas de méchant. Le lecteur finit par se rendre compte qu'il éprouve une forte empathie pour Conrad Arnheim, et également pour Eva Kraus. Pourtant il voit bien travers de leurs actions qu'il s'agit de deux individus qu'il souhaite à jamais n'avoir côtoyer. Conrad jouit pleinement de sa richesse acquise avec sa naissance, et sait esquiver les conséquences de ses actes avec un naturel immoral. Au travers des dessins, le lecteur peut voir un enfant qui fait des comédies, un jeune adulte qui court après les jupons, fume et picole, un homme imbu de sa personne qui considère que tout lui est dû, un homme d'affaires qui regarde ses associés avec dédain, sa classe sociale lui permettant de se comporter comme s'il ne leur doit rien, et il ne s'en prive pas. En tant qu'époux, son visage arbore une forme de lassitude teintée d'agacement quand sa femme lui demande de s'occuper d'elle, et son langage corporel ne laisse pas de place au doute quant au fait qu'il ne se retient pas quand il en retourne une à sa femme. Il en va d'ailleurs de même pour Eva sa deuxième épouse.



Il faut un peu de temps pour qu'Eva Krause s'installe dans sa nouvelle vie de mariée, épouse d'un homme d'une des plus importantes familles newyorkaises. Une fois sa position sociale assurée, elle remplit ses obligations sociales avec élégance et naturel : elle a atteint son objectif, à savoir sortir, appartenir à la haute, et profiter des bonnes choses, sans avoir à supporter de contrainte, en particulier de son mari. Le lecteur pourrait la plaindre : mari volage, obligations mondaines, pièce rapportée dans une famille, penchant pour la bouteille. Mais à nouveau, les dessins de Will Eisner font des merveilles pour rendre toute la complexité de cet être humain, pour rendre cette femme très humaine, simplement humaine. Comme à son habitude, l'artiste mêle des prises de vue cinématographiques, avec une mise en scène théâtrale pour une résultat saisissant de naturel et d'expressivité. Par exemple, en page 107, le lecteur voit Eva Arnheim danser : elle est représentée de plein pied, dans 8 positions différentes, la bouteille à la main, quelques notes de musique sur fond blanc, sans bordure de case. Le lecteur voit une actrice de théâtre en train de jouer une scène, exagérant un tant soit peu ses poses pour bien se faire comprendre, évoluant sur un fond vide. Le lecteur ressent le plaisir d'Eva à pouvoir ainsi danser libre de toute contrainte, sa volonté de s'étourdir avec la musique et l'alcool, un mélange inextricable de plaisir et d'insatisfaction inavouable à elle-même. C'est du grand art en termes de narration visuelle, une scène qui aurait nécessité de nombreuses pages de texte et un rare talent d'écrivain pour pouvoir susciter les mêmes émotions, faire passer les mêmes nuances.



Il suffit qu'il marque une pause dans le récit, pour que le lecteur s'aperçoive de la personnalité graphique de la narration, des caractéristiques contre intuitive des pages. Will Eisner préfère supprimer régulièrement les bordures de case pour conduire le cerveau du lecteur à combler par lui-même ses espaces blancs, par capillarité avec les dessins adjacents, mais aussi pour laisser plus de place à ses personnages. Il gère avec les décors avec ce qui peut s'apparenter à de l'économie, mais en fait il sait rendre compte de la continuité des lieux, soit par des fonds blancs, soit par des fonds noirs, soit par des traits parallèles verticaux, de la nature des lieux par quelques accessoires particuliers. Il sait aussi investir du temps pour représenter une façade, une pièce et son aménagement, avec un niveau de détail d'autant plus impressionnant que ses traits de contour restent d'une souplesse extraordinaire, donnant une sensation organique à tout ce qu'il dessine. Il est également un chef costumier de talent, en toute discrétion, et un directeur d'acteur capable de leur faire exprimer les plus fines nuances émotionnelles.



Le lecteur se retrouve donc immergé dans cette histoire familiale sans même s'en rendre compte. Il accorde son empathie à des personnages profiteurs, mesquins, égocentriques, alors même que leurs comportements détestables sont représentés de manière explicite. Il fait preuve d'un humour féroce s'exprimant avec gentillesse, et d'une cruauté raffinée dans le sort de ses personnages. Le lecteur peut voir comment chaque individu est prisonnier des exigences de son milieu socio-culturel, comment ses actions sont dictées par les habitudes et l'éducation, comment chaque personne fait de son mieux pour concilier les contraintes, les exigences, ses aspirations, et sa recherche du plaisir. Il est même étonnant de voir comment l'auteur met en avant tous ces paramètres concourant à une forme élevée de déterminisme, en opposition totale avec la soif de liberté inscrite dans la constitution des États-Unis. Il jette un regard pénétrant et critique sur le jeu social qui n'est pas que celui du mariage ou des alliances, mais aussi celui de l'apparence, de la manière dont la volonté de certains individus s'imposent à d'autres, de la manière dont les défauts des parents impactent la vie de leurs enfants, de la continuité des chaînes de conséquence, en particulier dans la transmission de la condition sociale.



Ce roman s'avère d'une richesse aussi incroyable que sa facilité de lecture, l'humanisme avec lequel l'auteur considère ses personnages, une forme de dérision très particulière modelant sur la condition humaine, une vision adulte, intelligente et sensible de l'individu.
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L'esprit de Will Eisner

Je ne louerai jamais assez Greg, qui, au début des années 1970 introduisit le Spirit dans...l'hebdomadaire Tintin. J'y découvrai alors, non seulement un graphiste élégant; mais aussi un immense raconteur d'histoire dont le héro (ou le non-héro, parfois) était cet étrange redresseur de torts masqué.

Le Spirit était alors, je crois, inconnu en France; au contraire de l'armée des super-héros de Marvel.

Mais Will Eisner, le m'en suis aperçu dans les années qui suivirent, ce n'était pas que le Spirit et ses histoires de petit homme volant, de pistolet-qui-tire-tout-seul ou de sévères raclées...

L' Esprit de Will Eisner, nous offre l'incroyable richesse d'un des talents les plus singuliers et les plus complet de la bande dessinée du XXe siècle.
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Les femmes fatales du Spirit.

"Nylon Rose", "Le baiser", "Dr Silken Floss", "Sylvie Lekofre", "Simplet", "wild race", "Plaster de Paris", "Thorne strand", "Un caboteur pour Shangaie", "Satin", "Feuille dotone", "La chute de feuille Dotone" et "La balade de douce amère" sont les titres des récits qui composent cet album.

Le Spirit est fort bien accompagné puisque entouré d'une pléiade de femmes fatales toutes plus séduisantes les une que les autres.

Mais attention Denny Colt le danger te guette...

Un album superbe où le talent et la fantaisie de Will Eisner, un des maîtres de la bande dessinée, nous emportent dans une maestria de péripéties toutes plus folles et invraisemblables les unes que les autres.
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City People Notebook

Ce tome contient 32 récits courts de 1 à 8 pages. Ce recueil est paru pour la première fois en 1989. Toutes les histoires sont écrites, dessinées et encrées par Will Eisner. Certaines histoires comportent un ton unique de trame de gris, d'autres sont en noir & blanc sur fond blanc, d'autres sur fond noir. Il comprend 83 pages de bande dessinée.



Introduction (3 pages) - Dans un court texte, illustré par des dessins, Will Eisner indique que vivre en milieu urbain est un peu comme exister dans une jungle. Les habitants s'intègrent à l'environnement, et développent des comportements adaptés. Pour lui, la manière d'être d'un citadin dans une métropole est foncièrement différente de celle d'un individu de la campagne, prouvant que l'environnement s'impose à la personnalité. 4 facteurs sont prépondérants dans cet environnement : le temps, les odeurs, le rythme et l'espace. La compétence de la ponctualité (8 pages) - Un individu se réveille dans son appartement. Il consulte le réveil : il est déjà en retard. Il se lave les cheveux, s'habille en avalant son café, appelle l'ascenseur qui ne vient pas, décide d'emprunter les escaliers (l'ascenseur s'ouvre dès qu'il est sur le palier de la cage d'escalier). Il doit marcher à contre-courant de la marée humaine qui emprunte le même trottoir que lui mais dans l’autre sens. Il descend dans la station de métro pour découvrir une énorme queue pour prendre son ticket. La course est encore longue pour qu'il arrive à l'heure à son rendez-vous. Temps de journée (1 page) - Un homme passe dans la rue, devant les étals de fruits, les gens en train de passer le temps sur les marches, un monsieur qui lui demande du feu. Temps de nuit (1 page) - Un homme passe dans la rue, jetant des regards partout, se méfiant de tout. Temps d'une vie (4 pages) - Dans une rue, un clochard est délogé de son carton par un policer. Un peu plus tard un joggeur passe. Un peu plus tard des déménageurs se stationnent pour livrer. Etc.



À court de temps (4 pages) - Un homme arrive en courant dans une église pour se confier au prêtre. Horloge interne (4 pages) - Un provincial arrive par le train à New York. Un porteur lui propose de prendre en charge ses valises, mais le visiteur préfère marcher. Il se mêle à la foule pressée du trottoir. Dans le hall de l'hôtel, il doit s'écarter pour laisser passer le groom en train de courir. Il se rend compte qu'il n'est pas assez rapide dans la porte à tournante pour sortir de l'hôtel. Cadre temporel (4 pages) - Sur le trottoir, un passant avec un bouquet de fleurs à la main regarde les horloges dans un magasin. Il règle sa montre, hèle un taxi, retrouve son amie. Ils vont au restaurant, puis voir un spectacle, l'homme consultant sa montre à intervalles réguliers. Temps compté (4 pages) - Un représentant commercial entre dans l'appartement d'un vieil homme pour lui faire la démonstration d'un ordinateur personnel. Odorat (3 pages) - La ville dégage de nombreuses odeurs, plus perceptibles pour les personnes de petite taille : celles des beaux quartiers, celles des quartiers populaires. Insensibilité aux odeurs (1 page) - L'abondance d'odeurs peut finir par insensibiliser l'odorat. Odorat sensible (8 pages) - Au contraire, un homme peut être mené par le bout du nez par les odeurs prometteuses et alléchantes.



Pourquoi cet album de Will Eisner plutôt qu'un autre ? Pour découvrir l'auteur ou pour compléter une collection ? Il s'agit donc d'un recueil d'histoires courtes et même très courtes, développant toutes une facette différente d'un même thème : la vie urbaine les comportements qu'elle induit chez l'individu. Néophyte ou chevronné, le lecteur retrouve tout ce qui fait la personnalité de l'auteur. Comme à son habitude, il structure ses planches à sa guise : texte sans bordure avec des illustrations sur le côté, texte avec bordure comme une feuille arrachée d'un calepin et comme posé sur une illustration, cases sans bordure alignées ou non alignées, cases avec bordure alignées ou non alignées, répétition d'une grille rigide de 2 lignes de 2 cases chacune pour toute l'histoire, disposition différente d'une page à l'autre avec une suite de 4 cases sur une même bande pour décomposer une action, ou une case de la largeur de la page pour montrer la vue en panoramique, case avec un fond uni pour mettre en avant les personnages, cases avec une description détaillé du milieu urbain… Les planches présentent une variété à la fois extraordinaire et à la fois étudiée et maîtrisée. Chaque séquence bénéficie d'un découpage sur mesure pour exprimer au mieux son histoire.



Ces histoires courtes sont donc l'occasion pour Will Eisner de croquer le portrait de nombreux citadins pris sur le vif. Le lecteur retrouve son don surnaturel (enfin, surtout des années de travail pour en arriver à un tel naturel) pour faire apparaître l'état d'esprit d'un personnage ou son émotion. En fonction de la séquence, le langage corporel du personnage peut être appuyé pour relever de l'expression théâtrale (la dame étant tombé sous e charme de son voisin de palier) et parfois de la pantomime (l'expression de l'impatience du monsieur attendant pour acheter un jeton de métro). L'artiste sait conférer une vie extraordinaire à chaque personnage, principal comme secondaire, et même figurant. Le lecteur en prend conscience dès la couverture avec ce groupe d'individus qui traversent la rue en rang serré, se dirigeant droit vers lui : ils sont différents, individualisés, uniques dans leur tenue, leur maintien, leur expression de visage. Dans l'histoire où un provincial arrive en ville, il se retrouve emporté par le flot des piétons, ne pouvant pas lutter contre ce véritable fleuve. Le lecteur éprouve la sensation de regarder passer ces individus devant lui, bien à l'écart pour pouvoir les observer, mais aussi voir leur écoulement, et là aussi ils sont tous individualisés, uniques, du grand art, mais aussi la preuve patente que chaque individu compte pour l'auteur.



Au fil des pages se dessine également le portrait de la ville, de New York. Il regarde le modèle de candélabre, typique de la ville. Il observe les façades d'immeuble, les bouches de métro, les poubelles, les murs en brique, les étals des marchands de quatre saisons, une église, la devanture d'un bijoutier, une rue dans un quartier populaire, une rue dans un quartier huppé, les taxis, le métro, les vendeurs de hot-dog, les embouteillages, etc. Le lecteur éprouve la sensation de se promener dans les rues de New York telles qu'elles pouvaient être à cette époque. Le tome se termine avec trois dessins en pleine page, le premier montrant une rue vide, le second une rue agressive et le troisième une rue triste. Effectivement le lecteur peut ressentir ces émotions en regardant les dessins quasiment dépourvus de personnages. Les autres saynètes reposent sur les interactions d'un personnage avec l'environnement de la ville, ou sur des interactions entre personnages façonnées par le milieu environnant. À chaque fois, le lecteur voit par lui-même comment la ville dicte le comportement aux individus. Par le biais de ces séquences à la lisibilité immédiate, aux personnages très incarnés, à l'humour sympathique et souvent vache, le lecteur bénéficie d'une étude sociologique étonnante et édifiante.



Qu'il découvre Will Eisner ou qu'il complète sa collection, le lecteur est vite en immersion dans cette mégapole, regardant ces êtres humains adopter un comportement différent en fonction des contraintes de temps, des odeurs, du rythme et de l'espace. En page 76, les 4 cases montrent le mouvement sur le trottoir et dans la rue depuis un étage élevé d'un immeuble, indiquant qu'avec ce point de vue les schémas de déplacement des individus deviennent indéchiffrables. Pour le reste des pages, Will Eisner tient la main au lecteur pour qu'il puisse les déchiffrer. Les 3 dernières pages montrent des rues avec uniquement 2 minuscules silhouettes, évoquant leur atmosphère vide, en colère ou triste. Ainsi chaque rue devient un être vivant possédant sa propre personnalité qui influe différemment sur l'état d'esprit des usagers de la voie publique. De fait, le lecteur se reconnait complètement dans le comportement des uns et des autres, pour peu qu'il soit lui-même habitant d'une grande métropole ou qu'il ait eu l'occasion d'y séjourner. À chaque page, il reconnaît totalement ce qu'il voit, il ressent le stress de l'individu devant se déplacer et se retrouvant en butte à un retard après l'autre, quelle que soit l'énergie qu'il déploie et son ingéniosité à trouver une alternative. Il ressent la pression de la foule en mouvement contre laquelle il est impossible de lutter, l'obligeant à aller dans le sens du flot. Il voit comment un tout petit événement (2 voitures s'étant percuté en démarrant) impacte des dizaines de personnes. Il fait l'expérience du manque de place, le luxe étant bien l'espace. Il assiste même à la propagation d'une rumeur sans fondement, mais tenue de source sûre.



Au final, cette collection d'histoires courtes et très courtes n'a rien d'anecdotique, de mineure, ou de projet pour renflouer les caisses. Tout l'art de Will Eisner est présent dans ces pages : la personnalité et la vitalité extraordinaire de chaque individu, les lieux uniques et tangibles, la vie humaine dans toute sa diversité, l'humanisme bienveillant qui n'exclut pas une forme de vacherie, et des touches d'humour. L'auteur sait faire preuve de recul pour montrer en quoi l'environnement urbain dense induit le comportement des individus, d'un point de vue sociologique et même anthropologique.
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Will Eisner retrace l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, un document créé de toutes pièces au début du 20ème siècle en Russie pour attiser l’antisémitisme et écarter du tsar Nicolas II un conseiller (juif) trop réformiste pour les conservateurs. De sa rédaction à nos jours, cet opuscule prétendument écrit par des dirigeants juifs et relatant avec précision la façon dont ces derniers projettent de diriger le monde a suivi un chemin tortueux et reste une source d’inspiration majeure pour les antisémites de tous poils malgré les éléments indiscutables prouvant qu’il n’est qu’un faux grossier.



Depuis sa première publication, le texte n’a cessé d’être diffusé et traduit. En Italie et en Argentine dans les années 30, en Égypte, en Inde, en Espagne, aux États-Unis et en Angleterre dans les années 70. Et encore aujourd’hui, partout dans le monde, des islamistes au Ku Klux Klan, des catholiques aux néofascistes italiens. A chaque fois, malgré l’évidence de son caractère fallacieux, on encourage les lecteurs des protocoles à découvrir « la vérité sur les juifs ». A chaque fois, malgré la preuve de l'imposture, rien ni fait. Comme l’hydre de Lerne qui se multiplie quand on lui coupe la tête, les protocoles ne cessent de resurgir pour développer un antisémitisme galopant que rien ne semble pouvoir arrêter.



Précis, étayé, grapgiquement très lisible, le propos d'Eisner est aussi limpide qu’imparable. Et l’on referme ce livre terrifiant de lucidité en ayant compris, comme le dit si bien Umberto Eco en introduction, que « ce ne sont pas les Protocoles qui produisent l’antisémitisme : C’est le besoin profond de désigner un Ennemi qui mène les gens à y croire. »
Lien : https://litterature-a-blog.b..
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Entre BD et récit graphique, une enquête sur l'origine des "Protocoles des Sages de Sion" (pourquoi est-ce que je mets des majuscules à de telles inepties ?).

Ce livre décortique l'origine de ce pamphlet antisémite (l'origine française à la base contre Napoléon III est une grande découverte pour moi) et s'interroge sur la persistance de l'existence de ce faux alors même que les preuves de sa création de toute pièce se multiplient.

Intéressant. Pas tjrs facile à suivre. Personnellement j'ai appris bcp de choses.

A conseiller.

J'ai refermé la BD avec un sentiment d'atterrement et de dégoût dvt la stupidité humaine (si cette stupidité restait à ce stade ça irait encore mais malheureusement elle est à l'origine de la Shoah....)
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L'appel de l'espace

Peu adepte des comics, je me suis laissé séduire par le thème du message venu de l’espace.

L’expérience a été assez remuante…

Commençons par le dessin qui est assez succinct, rapide et là uniquement pour illustrer le propos qui est l’élément essentiel de ce livre. La mise en image et la disposition des vignettes est symptomatique de ce genre : ça va dans tous les sens… Mais reste lisible malgré tout.

En ce qui concerne le récit, eh bien vous en avez pour votre argent ! Plus de 130 pages très denses, où les actions, les rebondissements et l’avancée narrative vont à une vitesse hallucinante. Il faut s’accrocher… Pas le temps de s’installer, on passe quasiment toutes les pages d’un lieu à un autre. Là-dessus, vous imaginez que la moitié de la page est consacré à l’écriture. Je déconseille d’ailleurs la lecture en une traite parce qu’il faut quand même un peu réfléchir sur les enjeux globaux présentés par l’écrivain. Après le choc des yeux, le remuage de méninge commence….

Le style : dialogues, personnages, ambiance, culture est évidemment très américain même si l’auteur cherche à intégrer des éléments mondiaux dans son analyse politique. Parce que évidemment, il ne s’agit pas d’un livre scientifique ou d’aventures mais bien d’une critique politique du monde actuel même si l’action se passe pendant la guerre froide. L’auteur n’a d’ailleurs pas beaucoup de commisération ni d’espoir pour l’espèce humaine (un peu comme moi, tiens). Les petits profits passent très souvent au-dessus de l’intérêt général et notre héros, le fil rouge de cette histoire, le plus altruiste ou humaniste de la bande, a bien du mal à s’en sortir… Le bémol que je mettrais à ce travail impressionnant est, je pense, là encore symptomatique d’une certaine culture américaine. Il s’agit de l’exagération, grossir le trait, moyen stylistique pour clarifier le message mais qui alourdit et amène souvent à la caricature. Je n’irai pas jusque-là pour ce livre mais malgré tout, j’ai trouvé certains passages assez lourds, avec des manques de finesse ou de nuance.

L’auteur est réputé pour son analyse sociétale assez acérée, mais je trouve que son propos est un peu brouillé au milieu de ces actions et événements trépidants. C’est malgré tout un bon livre qui ne m’a pas fâché avec le genre….

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Un pacte avec Dieu

Où sont les autres étoiles que cet ouvrage précurseur mérite?

Will Eisner amène tout son immense talent graphique à ces récits aussi émouvants que ciselés dans l'atmosphère de la Grosse Pomme.

Il y a, dans ce Eisner - là, une part du talent pittoresque développé par O. Henry dans New-York Tic-Tac.

Mais Will Eisner, en bon génie des comics américains, amène une dimension humaine jusque-là inconnue et une force dans son propos que son dessin magnifie.

Mon immense regret est de n'avoir jamais pu rencontrer Will Eisner.
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, parue la première fois en 2005. Elle bénéficie d'une introduction d'Umberto Eco.



En 1864, Maurice Joly (1829-1878), un citoyen français doté d'une conscience politique, écrit un ouvrage intitulé Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, un livre dirigé contre la politique de Napoléon III et qui dénonce les méfaits du pouvoir de la finance sur la société française de l'époque. Quelques années plus tard, Mathieu Golovinski (un russe exilé à Paris) rédige à la demande de ses supérieurs de l'Okhrana (police secrète tsariste) un ouvrage destiné à convaincre le tsar d'abandonner sa politique libérale. L'ouvrage s'intitule "Les protocoles des sages de Sion" (abrégé en "Protocoles" dans la suite de commentaire) et il est présenté comme contenant les secrets d'une réunion de chefs juifs pour subvertir les pouvoirs en place dans chaque état et pour gouverner le monde. Il s'agit d'un faux éhonté dont la véritable nature a été dévoilée dès 1921 par le quotidien anglais Times, mais qui continue d'être utilisé comme outil de propagande antisémite de nos jours.



Dans sa préface, Will Eisner indique qu'il recherchait des exemples de faux pour préparer une bande dessinée sur le sujet quand il a découvert ce texte et a décidé d'en faire l'objet de son récit. Eisner explique qu'il souhaite apporter sa contribution à la dénonciation de cette supercherie sous la forme d'une bande dessinée, ouvrage facile à lire et divertissant grâce aux images.



Il faut dire que Will Eisner est un illustrateur exceptionnel qui sait camper chaque personnage en quelques coups de crayons qui semblent presqu'une simple esquisse, et qui pourtant rend chaque individu unique. Le lecteur peut regarder n'importe quel individu et déduire de ses vêtements, de sa posture, de son expression du visage une quantité d'informations sur sa position sociale et ses traits de caractère. Pour cette bande dessinée très particulière, il a choisi une mise en scène théâtrale dans laquelle les personnages semblent souvent évoluer sur une scène et surjouent légèrement leurs émotions pour mieux les faire passer.



Il faut dire que Will Eisner a construit son récit comme un historien souhaitant donner un point de vue assez large sur les Protocoles. La rédaction effective du document n'intervient qu'en page 56 (sur 124). Il commence par expliquer le contexte de l'écriture des Dialogues aux enfers, puis il donne quelques éléments biographiques de la vie de Golovinsky. La suite du récit comprend 17 pages mettant cote à cote des extraits du Dialogue aux enfers et leur transcription dans les Protocoles, avec les réactions d'un journaliste du Times à chaque fois. La suite montre le processus de diffusion des Protocoles pendant le vingtième siècle, leur rôle dans la formalisation de la doctrine nazie, et les différents procès établissant qu'il s'agit d'une supercherie.



À un premier niveau de lecture, cet ouvrage démonte pas à pas la supercherie des Protocoles, les différentes utilisations qui en ont été faites (et donc son pouvoir de nuisance) et montre la nécessité de rappeler sans cesse la preuve du faux. Will Eisner effectue un travail d'historien, il cite ses sources, il utilise plusieurs angles d'approche pour rendre compte des différents points de vue. Dans le cas de ce texte incitant à la haine d'un peuple, tous les éléments sont évidemment à charge.



À un deuxième niveau de lecture, cette histoire est imprégnée de l'humanisme de l'auteur qui ne condamne que rarement les individus. Il les dépeint en train d'effectuer leur tâches quotidiennes, sans se rendre compte des conséquences à long terme de ce qu'ils font. Par contre, il met en évidence les conséquences de l'ignorance, de la bêtise et des intentions de nuire à autrui (de construire l'unité d'un peuple contre un ennemi plus faible, ici les juifs).



Ce récit vaut aussi par d'autres thèmes abordés en filigrane. La mise en images d'événements historiques provoque à chaque fois la même interrogation : par rapport à ce que je contemple, quelle est la part de "réel" et quelle est la part romancée ? Au fur et à mesure des procès ayant pour objet d'établir officiellement et publiquement la nature de contrefaçon, le lecteur s'interroge également sur les caractéristiques qui permettent de reconnaître une source fiable, une autorité légitime en matière de savoir. Enfin, la barrière morale en matière de désinformation devient difficile à cerner. Finalement Maurice Joly écrivait un dialogue fictif mettant en cause Napoléon III, sous couvert d'une satire ayant la forme d'une fiction politique. Il critiquait les intentions du monarque et ses actions politiques avec un outil à cheval entre l'information et une anticipation des conséquences probables. Son ouvrage s'attaquait à un individu à une époque. Les Protocoles font croire à l'existence d'un complot juif pour dominer le monde, dans lequel les comploteurs s'expriment comme des méchants d'opérette. Ils attaquent le peuple juif d'une manière plus général. À travers l'histoire des Protocoles, Will Eisner aborde également l'existence d'une haine des juifs (Judenhass) d'envergure mondiale. Et sa conclusion est d'une terrible noirceur devant le retour de l'antisémitisme et la rémanence des Protocoles, alors que la preuve du faux est accessible partout et à tout le monde (Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.).



Cet ouvrage constitue une vulgarisation admirable de la supercherie des Protocoles des sages de Sion. Il aborde également bien d'autres thèmes complexes. Will Eisner a mis ses techniques narratives au service de son récit, il subsiste quelques passages où le texte prend le pas sur la narration séquentielle en images.
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Une Affaire de famille

Famille je te hais. Voici en substance le message que semble avoir voulu délivrer l'auteur dans cet album. Will Eisner est un grand nom de la bande dessinée américaine, connu pour son personnage du Spirit. Il montre, avec une Affaire de Famille, une autre facette de son talent, plus intimiste.



Ce comic est d'abord une réussite graphique, nous proposant un dessin d'une grande précision anatomique, avec des représentations parfaites des mouvements. Le rendu des expressions des personnages est parfois proche de la caricature, mais sans nuire au réalisme de l'ensemble. Par ailleurs le contraste entre les deux couleurs dominantes, beige clair pour le fond et gris et noir pour les personnages, met ces derniers en valeur, par un effet de lumière tout à fait intéressant. Les décors, à peine suggérer, nous fond comprendre qu' Eisner met avant tout l'accent sur la dynamique familiale et place le lecteur en son sein, presque comme un membre à part entière. Peut-être est-ce sa façon de nous dire que, si nous pouvions voir derrières les apparences, nous ne trouverions rien de très glorieux. La famille est une mécanique de rapports hypocrites et une source de souffrance pour les individus, tout autant qu'elle les formate.



L'histoire est brève, sans détours et met simplement en scène les retrouvailles de trois sœurs et deux frères, à l'occasion de l'anniversaire des 90 ans de leur père. Bien sur le père possède des économies conséquentes et la descendance se demande beaucoup comment sera répartie l'héritage. Les membres de la fratrie sont tous aussi navrants les uns que les autres, chacun à leur manière. Si les personnage sont plutôt bien sentis (chercher bien dans votre propre famille, vous en trouverez surement de semblables), l'histoire est un peu vite expédiée et la fin est, somme toute, assez prévisible. Ce comic vaut néanmoins le détour, ne serait-ce que pour son aspect graphique.
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Le Complot : L'histoire secrète des Protocole..

Je découvre seulement maintenant l'œuvre du regretté Will Eisner qui fut l’un des dieux de la bande dessinée américaine. Après La Valse des Alliances qui a titillé ma curiosité, voilà donc que j'aborde "le complot".



L’auteur nous explique comment un faux document a pu être à la base de tant de haine et d’horreur. Le Protocole des Sages de Sion serait l’explication d’un complot juif pour conquérir le monde. Adolph Hitler l’a cité maintes fois dans son livre « mein Kampf ». C’est une arme de propagande qui a également été utilisé par le KKK.



Ce n'est pas tant le sujet abordé de manière historique qui m'a convaincu. C'est la façon de procéder à la manière d’un journaliste sérieux et neutre : bref, une réalisation quasi-parfaite telle une démonstration de force. Je dois reconnaître beaucoup de talent. Les récits historiques sont souvent traités de manière académique et pompeuse. Ici, il n'en n'est rien. C'est absolument convaincant.



Au passage, je n'étais absolument pas au courant du "Protocole des sages de Sion" et de cet usage de faux qui a eu des conséquences terribles. Cela m'a instruit sur cet aspect de propagande utilisé par des pouvoirs haineux.



Il est curieux tout de même que cette bd est éditée par Grasset qui ne fait pas dans la bd généralement. Pourquoi je fais cette remarque ? C’est Grasset qui publia en France pour la première fois en 1921 ce Protocole… Une manière de se rattraper.



Note Dessin: 4/5 - Note scénario: 4/5 - Note Globale: 4/5
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Dropsie Avenue : Biographie d'une rue du Br..

Dans la carrière de l'auteur, ce tome est paru entre Peuple invisible (1993) et Affaires de famille (1998). La première édition date de 1995. L'histoire comprend 170 pages de bandes dessinées en noir & blanc. Le tome s'ouvre avec l'introduction rédigée par Will Eisner pour l'édition originale de 1995. Il évoque l'objectif qu'il s'était fixé : raconter l'histoire d'un quartier au fil des décennies, en faisant apparaître que ce qui fait son identité sont les personnes qui l'habitent. Il ajoute qu'il a effectué des recherches sur l'histoire du Bronx, confirmant que le quartier en question se situe bien dans le Bronx, le plus au nord des 5 arrondissements de New York. Cette histoire a été rééditée avec les 2 autres se déroulant dans le même quartier dans The Contract with God Trilogy – Life on Dropsie Avenue.



Au début, il n'y avait que quelques maisons implantées à proximité du croisement de plusieurs routes. En 1870, il a commencé à se former un voisinage au sens propre du terme, essentiellement des fermes héritées de vieilles familles hollandaises. Dans une de ces demeures, la famille Dropsie (le mari, la femme, le frère et la fille) constate qu'il y a régulièrement de nouveaux habitants qui font construire leur maison, essentiellement des immigrés britanniques. En plus, ils ont l'art et la manière d'obtenir de meilleurs prix pour leurs récoltes. Un soir, le frère bien bourré décide d'aller incendier le champ d'un anglais. Il entraîne avec lui la fille du couple qui essaye de l'arrêter. La fille périt accidentellement dans les flammes. Le père sort et abat son frère d'une balle dans la tête. Les parents sombrent dans la dépression, alors que le voisinage continue de se transformer, les maisons empiétant sur les terres agricoles, jusqu'à toutes les occuper. En 1890, le mari laisse se consumer une bougie le soir qui met le feu à la maison la nuit. Les époux périssent dans l'incendie, la destruction de la demeure libérant la dernière parcelle du quartier. Quelques semaines plus tard, la parcelle est achetée par un couple d'irlandais dont le mari a fait fortune dans la construction. Il souhaite s'établir dans un quartier huppé pour attester de leur réussite sociale.



L'une des familles du voisinage décide de vendre sa propre maison et de déménager pour ne pas avoir à croiser des irlandais dans la rue, ni les avoir sous le nez depuis leur fenêtre. Leur femme de ménage va rapporter l'information dans sa famille. Le père, un chef d'entreprise (de livraison par charrette à bras) y voit l'occasion lui aussi de mettre un pied dans la bonne société en achetant la demeure ainsi libérée. Dans la famille irlandaise, la mère se plaint que leurs voisins anglais refusent de répondre à ses invitations pour des soirées. Le fils apprend le piano au grand dam de son père qui veut qu'il reprenne son affaire de construction. La fille sort tous les soirs. Un jour le pasteur O' Leary rend visite au chef de l'entreprise des charretiers, handicapé suite à un accident, et il lui apprend qu'il se rend chez les O'Brien dont la fille vient d'être arrêtée pour prostitution, ce qui provoque une forte hilarité chez le patron. Chez les O'Brien, le choc de la nouvelle est trop fort pour la mère qui décède d'une crise cardiaque. Le fils va verser la caution de sa sœur au commissariat, mais le proxénète l'a déjà fait et il compte bien repartir avec la fille. Il s'en suit une bagarre au cours de laquelle le mac est tué, et le fils décide que sa sœur doit fuir au Canada séance tenante. Il rentre ensuite à la maison pour découvrir que son père a également succombé à un arrêt cardiaque. Peu de temps après, Miss Brown, une institutrice, emménage à Dropsie Avenue.



Dans son introduction de 2 pages, Will Eisner se montre particulièrement explicite quant à son objectif (raconter l'histoire d'un quartier), sa motivation (rendre compte de l'importance du voisinage pour les habitants) et de l'absence de précédent en bande dessinée. Il évoque les difficultés inhérentes aux limites de la bande dessinée pour réaliser une telle entreprise, ainsi que les forces du médium qu'il a utilisées pour réussir. Effectivement, la bande dessinée se prête très bien à la narration de récit faisant vivre des personnages, et ne semble pas a priori à même de rendre compte d'un phénomène associant Histoire, urbanisme et sociologie. Pourtant… Le lecteur retrouve tout ce qui la force narrative de l'auteur : sa capacité à insuffler une vie complexe dans ses personnages, chacun étant unique, à l'opposé d'un dispositif narratif réduit à l'état de coquille vide, ou d'un stéréotype prêt à l'emploi sans personnalité propre. Au fil des décennies, le lecteur fait connaissance avec plusieurs dizaines d'individus tous mémorables.



Will Eisner retrace l'histoire de cette avenue Dropsie pendant un peu plus d'une centaine d'années. Il y a donc un prologue situant le début en 1870 et amenant au nom de Dropsie. Puis les habitants donnent une âme à ce voisinage, en font un organisme vivant qui évolue au gré des populations l'animant. L'artiste est toujours aussi surdoué pour la direction d'acteurs et les costumes. Comme à son habitude, il n'hésite pas à user d'une touche d'exagération dans les postures et les mouvements pour mieux rendre visible un état d'esprit ou une émotion. Sous réserve qu'il y prête attention, le lecteur peut voir que les personnages se conduisent parfois comme des acteurs de théâtre en faisant des grands gestes un peu appuyés, ou des mines dramatiques insistantes. Mais dans le fil de la lecture, cela fait surtout passer les émotions avec une justesse épatante, générant une empathie irrésistible qui donnant la sensation d'être dans leur tête. Il en va de même pour la qualité des tenues vestimentaires. Will Eisner fat bien sûr le nécessaire pour que la reconstitution historique soit authentique. Il sait comme personne montrer s'il s'agit de vêtements neufs ou usés, d'une tenue de tous les jours choisie pour sa praticité ou d'une tenue d'apparat dans laquelle l'individu est un peu engoncé. Là encore, le naturel des dessins est tel que le lecteur absorbe ces détails sans avoir à y prêter attention.



Cette justesse dans les personnages va jusqu'à savoir montrer à quelle classe sociale ils appartiennent, leur conscience de leur place dans la société et leur acceptation ou leur rébellion contre cet état de fait issu de leur naissance. Le lecteur voit donc passer des fermiers plus ou moins travailleurs, un chef d'entreprise issu du monde ouvrier, une maîtresse d'école, un chef de projet de ligne de métro, une fleuriste en fauteuil roulant, un jeune homme vivant de cambriolages, des policiers honnêtes, des policiers ripoux, des pasteurs, un chiffonnier de rue, un rabbin, un avocat, un vétéran de la guerre du Vietnam, des dealers, un afro-américain avec sa fille, etc. Au fur et à mesure que se succèdent les habitants de ce voisinage au fil des décennies, le lecteur voit évoluer la société américaine, les métiers, les habitudes, le multiculturalisme, etc. De la même manière, il voit l'évolution de l'urbanisme de ce quartier. Bien évidemment il sait en son for intérieur que New York n'a pas toujours été une mégalopole de près de 10 millions d'habitants. Mais c'est autre chose que de le voir. C'est également autre chose de voir qu'au début ce n'était pas des gratte-ciels, ni même des immeubles de quelques étages. De ce point de vue, Will Eisner utilise avec habileté les possibilités de la bande dessinée pour les reconstitutions historiques montrant l'évolution de ce territoire bien délimité depuis les champs de la fin du dix-neuvième siècle, jusqu'au milieu urbain vertical très dense.



Le tour de force de ce récit monte encore d'un cran avec sa composante sociologique. À aucun moment, le lecteur ne ressent que l'auteur a construit des personnages de toute pièce pour qu'ils correspondent pile poil à ses besoins : historiques et sociologiques. Il éprouve la sensation contraire : ce sont bien les individus qui dictent les évolutions du voisinage, même s'il sait sur le plan intellectuel que Will Eisner a fait la démarche inverse. Avec une échelle d'un peu plus d'un siècle, l'auteur fait apparaître des évolutions insensibles à l'échelle de quelques années, généralement perceptibles par des adultes ayant vécu plusieurs dizaines d'années s'ils font l'effort de se concentrer sur la question, s'ils ont vécu au même endroit pendant un nombre d'années significatifs par rapport à cette période. Le lecteur retrouve tout l'humanisme de Will Eisner dans le parcours de vie de ses personnages (certains étant suivis pendant plusieurs dizaines d'années), et sa connaissance de la nature humaine qui peut parfois donner l'impression d'être du cynisme, voire de la cruauté. Dans la vision du monde de Will Eisner, tout le monde n'est pas beau et gentil, mais pour autant il ne condamne pas les uns ou les autres. Il sait que tout le monde est issu d'un milieu socio-culturel avec ses caractéristiques et a une histoire personnelle qui détermine son comportement. Cela lui permet aussi de faire émerger les lois sociologiques qui président à l'évolution du voisinage de Dropsie Avenue : les vagues d'immigration, les échanges capitalistes pour la recherche du profit, la peur et la haine de l'autre, l'aspiration à une vie meilleure, l'avidité et la voracité, les économies de bout de chandelle, la capacité à éprouver du contentement avec ce que l'on a, etc.



Avec ce tome, Will Eisner se donne un défi : réaliser une étude sociologique et urbanistique d'un quartier, en bande dessinée. S'il n'a pas cette perspective en tête, le lecteur peut regretter que le récit semble sauter du coq à l'âne en ce qui concerne les personnages, donnant parfois une sensation un peu décousue. S'il l'a en tête, il plonge dans une reconstitution historique de haute volée, dans une comédie dramatique d'une richesse extraordinaire, dans un tableau vivant des forces qui façonnent un quartier et la société humaine.
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Le building

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'insère entre New York Trilogie, Tome 1 : La Ville (1986) et Jacob le cafard (1988). Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, de 76 pages, avec une introduction de 2 pages rédigée par Will Eisner. Ce récit est paru pour la première fois en 1987. Il s'ouvre par une citation de John Ruskin (1819-1900).



Dans l'introduction, Will Eisner évoque l'acte brutal de destruction d'un building, la manière d'anéantir ainsi un lieu dont les murs sont chargés des rires et des pleurs de tous les êtres humains ayant vécu à l'intérieur. Pendant 80 ans, le building avait occupé l'angle de 2 importantes avenues, une accumulation invisible des de drames s'étant imprégnée dans sa base. Un jour ce building fut démoli, laissant une hideuse cavité résiduelle et un résidu de débris psychiques. Plusieurs mois plus tard, un nouveau building flambant neuf occupait cet espace, tout de verre et de métal. Ce jour-là, durant la matinée, quatre fantômes invisibles se tenaient à l'entrée : Monroe Mensh, Gilda Green, Antonio Tonatti, P.J. Hammond. Monroe Mensh était un enfant de la ville : il avait grandi anonyme au milieu de la cité, ayant maîtrisé l'art de la vie urbaine. Célibataire, il mène une existence routinière. Il sait se tenir à l'écart des accidents de la vie, et il a un emploi dans un magasin de chaussures pour femme, où sa discrétion lui permet de rester en dehors de tout tracas. Un après-midi, il attend pour traverser l'intersection devant le building. Une fois la rue passée, il s'arrête à côté de l'entrée du building, alors qu'éclate une série de coups de feu. Un enfant tombe mort, tué par une balle, juste à ses côtés.



Gila Greene était une véritable beauté, une jeune fille dorée du lycée East City High. À la surprise de tout le monde, alors qu'elle n'avait que l'embarras du choix, elle était tombée amoureuse du poète Benny. Leur amour perdura au-delà du baccalauréat, alors que Gilda Greene devint une assistante dentaire, et Benny continuait d'écrire des poèmes dans les bibliothèques municipales. Chaque jour, Benny et Gilda se retrouvent au bas du building, jusqu'à temps qu'un jour Gilda fasse une déclaration à Benny. Antonio Tonatti était un enfant doué en musique. Comme ses parents n'avaient pas assez d'argent pour lui offrir un piano, ils lui offrirent un violon. Antonio bénéficia de cours de violon pendant son enfance et son adolescence, jusqu'à ce que son professeur lui indique qu'il n'était pas assez bon pour en faire sa profession. Régulièrement, Antonio Tonatti joue du violon au pied du building, juste à côté de son entrée. P.J. Hammond est né dans une riche famille de promoteurs immobiliers. Après ses études, il a intégré l'entreprise de son père, et s'est rapidement rangé à ses méthodes. Après sa mort, il a repris les affaires et a décidé d'acquérir tout le pâté de maison, ou plutôt le bloc d'immeubles, contenant le building. Mais seul ce dernier n'est pas à vendre.



Dans son introduction, Will Eisner explicite son intention : montrer comment un immeuble peut s'imprégner de la vie des habitants. Au fil de l'histoire, le lecteur découvre qu'il ne s'agit pas des habitants ou des usagers de l'immeuble, mais de personnes qui se sont régulièrement tenues devant l'immeuble pour des motifs différents. Du coup, le récit se mue en l'histoire de 4 personnes (plus une, à savoir le poète) qui ont un lien plus particulièrement avec le morceau de trottoir, juste à côté de l'entrée du building. Comme à son habitude, l'auteur sait insuffler une vie étonnante à chacun de ses personnages. Impossible de les confondre : ils ont chacun une apparence différente, une vie différente, des aspirations différentes, une histoire personnelle différente. Monroe Mensh fait immédiatement penser à Pincus Pleatnik, un personnage qui apparaît dans Invisible People (1993), un citadin passé maître dans l'art d'être invisible aux yeux des autres ce qui lui assure une tranquillité précieuse. Ici, Monroe Mensh est un individu banal, sans histoire, à la gestuelle un peu protective de sa personne, indiquant une personnalité craintive et introvertie. Le lecteur ne peut pas s'empêcher de sourire en le voyant faire des efforts pour sortir de sa coquille, afin d'atteindre l'objectif qu'il s'est fixé.



Par la force des choses, Gilda Greene diffère fortement de Monroe Mensh, puisqu'elle n'est pas du même sexe. Elle est aussi plus solaire, et elle vit dans un milieu social plus aisé. Elle n'est pas introvertie, et elle sait exprimer ses sentiments, à commencer par l'affection et l'amour. En observant Benny, le lecteur voit qu'il porte des vêtements bon marché et qu'il ne prend pas grand soin de sa personne, qu'il parle en faisant des gestes plus amples, plus habités que Gilda, et encore plus que Monroe Mensh. En voyant l'ameublement des pièces de l'appartement des Greene, le lecteur voit également qu'il ne s'agit pas de la même gamme de prix que celui de l'appartement de Mensh. Le segment consacré à Antonio Tonatti est le plus court, avec 11 pages. À nouveau, le lecteur découvre un personnage à l'apparence bien différente, appartenant aussi à un milieu social modeste, vivant son art de musicien amateur d'une manière différente de celle de Benny, avec une posture déférente vis-à-vis des passants, mais pas effacée comme celle de Monroe Mensh, son état d'esprit n'étant pas d'être insignifiant au point d'en devenir invisible aux yeux des autres. Avec P.J. Hammond, le récit passe à nouveau dans un autre milieu social, plus aisé, le monde des affaires, avec un individu dont les postures montrent une habitude de donner des ordres, d'être obéi, de prendre des décisions lourdes de conséquences.



Ce récit est à nouveau l'occasion d'admirer l'art de conteur de Will Eisner. Il commence par une introduction sous forme de texte en gros caractère, avec une police de caractère mécanique. Puis le lecteur découvre un dessin en pleine page, ou plutôt en demi-page, avec une colonne de texte sur la partie gauche de la page, et le dessin tout en hauteur du building sur la moitié droite. Il découvre ou retrouve la police de caractère tracée à la main qui semble si chaleureuse, que ce soit pour les textes accolés à une image en pleine page, ou pour celle différentes, un peu plus irrégulière pour les phylactères. Il faut avoir lu une bande dessinée de cet auteur pour prendre la mesure dans laquelle ces polices participent de leur identité et de la sensation qui s'en dégage. Le lecteur retrouve également son usage de cases ouvertes, sans bordure, l'idée étant que le lecteur peut ainsi plus facilement y pénétrer. S'il y prête plus d'attention, il observe que ces cases ouvertes peuvent être se côtoyer, laissant les personnages passer librement de l'une à l'autre. Elles peuvent également être séparées par des cases rectangulaires avec une bordure qui viennent comme si elles étaient posées sur la planche. L'artiste peut également utiliser des traits parallèles irréguliers pour servir de trame de fond sur laquelle le fond blanc des cases ressort. Ces dispositions originales introduisent une sensation de liberté et de légèreté dans la narration. Will Eisner a régulièrement recours à des dessins avec un texte en dessous, évoquant la forme d'un conte illustré. À d'autres moments, la narration retrouve une forme de bande dessinée classique.



Tout du long, le lecteur voit des personnages incarnés par des acteurs adoptant un jeu naturaliste. Même quand Will Eisner passe en mode théâtral, ses personnages gesticulant de manière un peu appuyée, le lecteur continue de voir des gens normaux, expressifs, mais sans en devenir ridicules. Ils interagissent naturellement avec les décors qui sont des lieux plausibles et habités. Monroe Mensh se tasse sur une chaise qui tient à peine dans le minuscule bureau de l'association où il est reçu. Gilda Greene se couche dans le lit conjugal douillet et confortable, attestant d'un couple ayant une longue histoire commune apaisée. Antonio Tonatti se retrouve seul dans son tout petit appartement sombre et peu meublé. P.J. Hammond est bien calé dans son fauteuil confortable de président directeur général, dans une position de pouvoir assurée. Comme toujours dans les œuvres de Will Eisner, le lecteur éprouve un sentiment de sympathie immédiate et spontanée envers tous les personnages. Il n'y a pas de méchant, même pas P.J. Hammond qui pourtant abandonne très vite toute prétention d'action sociale, pour se concentrer sur une posture uniquement capitaliste. En fait, le lecteur éprouve de la compassion pour chaque personnage, car l'auteur ne se montre pas tendre avec eux. Il les fait souffrir : Monroe Mensh portant le fardeau d'une culpabilité de hasard, Gilda Greene ayant sacrifié ses aspirations romantiques pour la sécurité matérielle, Antonio Tonatti conscient de son talent limité de musicien, P.J. Hammond se heurtant lui aussi à ses limites. La fin de l'histoire vient apporter une forme de résolution à chacune de ces vies, libérant ces âmes de leur aspiration inassouvie.



Étrangement, cette histoire ne tient pas la promesse énoncée dans l'introduction. Le building ne devient pas un personnage à part entière, habité par les émotions de ses habitants. Il reste un élément de décor, un point focal pour la vie de 4 individus distincts, aussi différents qu'incarnés. Will Eisner fait preuve d'une maestria discrète de l'art de la narration visuelle, qui devient époustouflante pour peu que le lecteur y prête attention. Son amour des êtres humains est présent dans chaque vie de ces personnages de papier, à la fois dans leur unicité, dans leur présence, mais aussi dans les épreuves qu'ils traversent car l'auteur fait preuve d'un amour vache.
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