Les noces barbares : un joli terme pour désigner le viol qui préside à la naissance de Ludo. Le viol collectif d'une gamine trop jeune, trop naïve, présidé par le beau soldat américain qui jouait jusqu'alors au parfait prétendant. Traumatisée, stigmatisée par les siens, Nicole ne supportera jamais ce fils qui a les yeux de son père, cette malédiction qui lui rappelle sans cesse l'innommable. Très vite, par amertume, par bêtise, par inconscience, par douleur, par folie, et avec la complicité sordide de ses parents scandalisés, la victime se fait à son tour bourreau.
Ludovic passe la première partie de son enfance dans un grenier, à peine éduqué, brutalisé et ignoré tour à tour par cette femme dont il ne sait rien, qu'il devine essentielle, qu'il épie en secret et qu'il aime malgré tout, autant qu'il la redoute, d'un amour inquiet, éperdu, maladif, absolu. Un amour toujours rebuté, mais qui ne cessera jamais d'espérer, malgré tout - jusqu'à la toute dernière minute.
Le pire, là dedans, n'est même pas le viol - pourtant atroce - mais la mentalité de ces gens-là, qu'on croirait sortis pour le pire d'une chanson de Brel. Mentalité mesquine, étriquée, stupide, tissée de pensées prémâchées, de vérités toutes faites, accrochée bec et ongles au qu'en dira-t-on, vouée à humilier tout élan du coeur, à étouffer toute générosité, à tourner à l'aigre toute sensibilité. De cet état d'esprit, Nicole est victime, tout autant que de son soldat - mais victime cette fois quasi consentante, incapable de remettre en question ce qui achève de la détruire. Avec toutes les circonstances atténuantes du monde, elle devient vite l'une des plus odieuses du lot et le brave homme qu'elle finit par épouser n'échappe pas lui-même à la bêtise ambiante malgré sa gentillesse et ses bonnes intentions.
Rejeté par ce monde, qui en lui refusant son amour et sa reconnaissance l'a épargné en même temps qu'il l'abîme, Ludo possède la grâce maladroite des enfants sauvages. Son innocence excessive, son intelligence jamais débroussaillée font de lui l'image d'un demeuré qu'il n'est pas, mais qu'on l'obligera fatalement à incarner. Dans ce gamin éperdu quêtant l'amour de sa mère, il y a toute la révolte de l'instinct contre la laideur crasse d'une société sans âme. La beauté, bancale et malheureuse mais puissante, de ce qui lutte toujours, sans même comprendre pourquoi ni contre quoi, et finira par se noyer dans ce désir qui le dépasse. Tirer cette beauté là de ce degré de sordide, sans pathos pourtant, par la grâce d'une écriture aussi sensible qu'implacable, est assurément la patte d'un grand auteur - qui pour le coup n'a pas volé son Goncourt.
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