Reste, pour finir, à se demander comment Cioran lisait les livres. S'il s'agissait de romans, il lisait "comme une concierge", en s'identifiant aux personnages et à la narration. S'il s'agissait d'essais, il s'intéressait seulement aux citations. Il pensait en outre, comme Foscolo, Jules Renard, Pessoa et enfin tous les grands, que, plus encore qu'un sacrilège, c'était une erreur de disséquer la beauté d'un livre quand il faut la sentir et la goûter. Et il jugeait qu'on n'avait jamais vraiment lu une oeuvre rant qu'on ne l'avait pas relue. p 31
Cette affinité (entre Leopardi et Cioran), rien ne l'illustre mieux que cette petite anecdote : conversant un beau jour dans les rues de Paris avec Michel Orcel, écrivain et spécialiste de Leopardi, Cioran, avec son goût du paradoxe et son ironie souriante, déclara, tout à trac : "Leopardi m'a plagié !" p 80
"En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l'être ; mais l'homme l'anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s'insère dans le temps, prend figure d'évènement : le passage de la logique à l'épilepsie est consommé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines et les farces sanglantes. Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L'histoire n'est qu'un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l'esprit devant l'Improbable." (1)
De fait, la voix de Cioran tranchait non seulement sur l'atmosphère intellectuelle de la France sartrienne, mais également sur la tradition philosophique tout entière, vis-à-vis de laquelle elle représentait un acte de révolte et de dénonciation radicale. À la fois disciple de l'Ecclésiaste et des moralistes français, de Pyrrhon et de Pascal. Cioran, dans le Précis, n'exposait pas un systéme, mais la fin de tous les systèmes ; il ne prêchait pas une foi, mais le mensonge et le danger de toutes les fois ; il n'illustrait pas une idée, mais la décomposition de toutes les idées. p 50-51
(1) extrait du Précis de décomposition paru en 1949
Cette dénonciation des mensonges philosophiques, qu’il a formulée en phrases de feu, est sûrement une des raisons pour lesquelles son œuvre et sa personne peuvent irriter. Mais c’est précisément pour cela que Cioran est irremplaçable pour nous, et que, quand quelqu’un comme lui disparaît, il y a un peu plus d’obscurité et de vulgarité sur la Terre.
Quand on se perçoit exister on éprouve la sensation d’un dément émerveillé qui surprend sa propre folie et cherche en vain de lui donner un nom. L’habitude émousse notre étonnement d’être : nous sommes – et passons outre, nous recouvrons notre place dans l’asile des existants
"Altipiano ou cheminer avec Mario Rigoni Stern", Loïc Seron, éd. Rue d'ULM EDS
Un beau livre conseillé par Stéphane Nappez, co-fondateur de l'association Baraques Walden.
Entretien mené à l'Abbaye de Jumièges. (Département de la Seine-Maritime)
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