Pour l'opinion publique, toujours partiale dans ses jugements, l'émigré, juste victime de la Révolution, n'est qu'un personnage odieux et falot, incarnant à lui seul tous les abus et tous les vices de la monarchie. Elle continue de le voir comme le représentaient les caricaturistes de la Restauration : un petit marquis de Molière vieilli, devenu un long bonhomme, sec et grotesque dans son habit suranné dont les basques flottent sur ses jambes d'échassier. Sa tête, encore affublée d'une perruque à l'ancienne mode, se redresse avec superbe, sans doute parce qu'elle est aussi vide que sa bourse, et son visage quasi momifié s'orne d'un nez en bec d'oiseau de proie, mais ce nez insolent n'a jamais respiré que la poudre des bals, au hasard des redoutes ou des mascarades dont son propriétaire a égayé ses vingt-cinq années d'exil.
Pour l'Assemblée, qui date de 1789 l'an premier de la Liberté, la France, en brisant ses fers, a forgé du même coup un nouveau droit, à vocation universelle. Ceux qui ne voudront pas le reconnaître se mettront eux-mêmes hors la loi. L'Europe est au nouveau régime français ce que le monde barbaresque était jadis à la chrétienté : une terre à conquérir, des peuples à convertir, des nations avec lesquelles ni traités ni paroles ne comptent puisqu'elles figurent au nombre des infidèles envers qui tout est permis par la loi divine.
Chateaubriand, de Ghislain de Diesbach