Manifestement, Sabatier a noté, chaque jour de sa longue existence, ce qu'il faisait, qui il rencontrait, avec qui il déjeunait ou dînait, quel était le sujet de leur conversation. D'où ces mémoires, longue énumération sans recherche de style, qui risquait de lasser très vite. C'est ce qui arriva au début de la lecture, où n'apparaissent que des noms de poètes que je ne connaissais souvent pas.
Jeune, Sabatier n'écrivait que de la poésie, mais bien vite il "s'abaissa" à publier des romans: les poètes purs et durs méprisent cette discipline. Mais Sabatier n'est pas un dur. Ses romans, il les écrit facilement, ses personnages ont une chaleur et une humanité extraordinaires. J'étais fier jadis, d'avoir adoré Sabatier alors qu'il n'était pas encore connu. "
La mort du figuier" est sans doute le seul roman que j'ai lu deux fois... Plus tard apparurent
"
Les allumettes suédoises", premier épisode de la saga du petit Olivier. Son succès retentissant permit à l'auteur de mener à bien le rêve de sa vie: il mit quarante ans à composer les neuf volumes de son "Histoire de la Poésie française".
Mais revenons aux "mémoires". Au fil des pages, on apprend à connaître maints personnages plus ou moins célèbres (l'index en relève à peu près mille!) le monde de l' édition, les dîners du Goncourt, mais surtout Sabatier lui-même. Doux rêveur, il s'étonne de ce qu'il est devenu, mais il aime profondément les gens, est donc incapable de dire non, ce qui l'entraîne des heures durant dans de fastidieuses promotions de ses livres, dans de grands restaurants aussi alors qu'il préfèrerait les petits bistrots. Bien sûr Sabatier aime être reconnu, aime les critiques favorables, mais n'est-ce pas là un péché très véniel?
Sabatier est d'une pudeur extrême. Il ne parle quasi jamais de sa vie privée. Il est profondément attaché à son épouse, romancière et peintre, qu'il nomme le plus souvent
Christiane Lesparre et non Christiane. Couple cependant très indépendant, qui se retrouve surtout dans leur maison de vacances dans le Vaucluse ou au cours de voyages décrétés par Christiane. Pas un mot ou presque sur un premier divorce qui l'a pourtant fort marqué. Et ce n'est qu' à l'avant-dernière page qu'il évoque le drame de son fils, qui lui a été arraché lors du divorce, mais qu'il reverra de temps en temps à l'âge adulte. Pas un mot non plus sur la politique: ce n'est pas sa spécialité.
Les dernières années de Sabatier furent moralement pénibles. Il vit disparaître sa femme mais aussi la plupart de ses amis. Il eut du mal à accepter l'évolution de la société, lui qui était réticent à beaucoup de nouveautés technologiques. Il n' a jamais roulé en voiture et acheta sa première télévision à la fin de sa vie, pressé par son entourage.
A la fin de ces mémoires, le lecteur se sent presque un ami de Sabatier et a du mal à quitter ce passionné de littérature, mais en même temps homme sensible aux petits plaisirs de l'existence: une bonne pipe, un petit resto avec des amis, l'entretien du jardin de sa maison de Saint-Geniès.