C'est l'histoire d'un jeune garçon né avec un bec de lièvre, que l'on prend pour une sorte de prophète, étant précisé que le ton est légèrement moqueur. Je ne conseille pas forcément à tous les lecteurs, mais le style est excellent et décrit bien la vie des petits villages à l'époque.
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Un lien très réel, un esprit particulier unit les gens et les choses d’une même rue. Théophile était sensible à cette nuance de l’atmosphère dont sa maison était le centre. Chaque maison autour de la sienne représentait dans son esprit comme la cellule d’une communauté vraiment religieuse. Le sentiment de la famille est moins subtil, tout matériel, palpable, fondé sur le sang. L’idée de patrie n’est pas sensible à quelques uns, mais s’impose à tous. L’âme de la rue est vague, indéfinissable, d’autant plus profonde, se révèle surtout aux simples, aux sensitifs, aux mystiques, nés pour percevoir les rapports les plus oubliés, les plus inconnus, les plus mystérieux. La rue crée en nous une parenté et un patriotisme nouveaux, plus large l’une, plus étroit l’autre.
Le voisin est là quand vous naissez et quand vous mourez. Il a suivi le cortège des noces de votre père. Il suivra celui de votre enterrement. Il vous aide à porter vos enfants et vos vieillards, assiste les vôtres dans leur agonie, vous relève pour la veillée dans la chambre mortuaire où le cierge ne s’éteint pas.
L’esprit d’une rue de province ne tient pas seulement au fait d’habiter à un même moment du temps le même lieu dans l’espace et d’y être soumis aux mêmes influences solaires et astrales, ni au fait de la proximité des âmes et du rayonnement que nos corps mêmes peuvent exercer les uns sur les autres. L’esprit de la rue se fonde sur une communion de souvenirs qui se perdent jusque dans la nuit de nos préexistences. Les familles, depuis des siècles, se sont développées côte à côte entre deux rangées de maisons basses. On connaît mieux quelqu’un par l’histoire de ses ascendants que pour l’avoir pratiqué lui-même. Il n’y a pas de méfiance entre voisins de vieille date ou des méfiances précises, fondées sur une observation prolongée, sur une expérience répétée, minutieuse, exacte. La confiance aussi bien, l’expansion mutuelle n’y connaissent pas de réserve, étant donné qu’on ne peut avoir de secrets entre indiscrets, qu’on se comprend à demi-mots, qu’on est habitué aux mêmes images, aux mêmes bruits, à voir la même couleur du ciel, à respirer l’émanation du même ruisseau, à commettre les mêmes péchés, à se complaire dans l’admiration des mêmes vertus, à se nourrir des mêmes calomnies, des mêmes amours, des mêmes haines, à ne pas être étonné par la laideur ni la beauté des mêmes visages. On emploie de préférence les mêmes vocables. On parle le même dialecte. On a le même accent très spécialisé qu’un observateur à peine subtil peut encore distinguer de l’accent et du dialecte des rues voisines.
Chaque soir, on demandait de ses nouvelles par-dessus le mur à une servante. Théophile prêtait l’oreille avec angoisse.
Un soir, il entendit qu’elle était morte. Il se mit à pleurer. Sa tante lui demanda ce qu’il avait. Il la pria de lui dire ce que c’est que la mort.
… Il s’habituerait désormais à considérer tous les autres êtres comme devant s’en aller de lui, comme pouvant finir. Il essaya de se les représenter sous l’aspect de la mort qui était l’absence. Il n’envisageait la mort des autres que par rapport à lui. Il pensa enfin à sa propre mort. Mais comment s’imaginer sans être ? On se réfugie toujours quelque part. Il concevait l’absence des autres. Il ne concevait pas la sienne. Il pensait qu’il pourrait être séparé des siens et de tout au monde, mais comment être séparé de soi ?
Il n’y a que très tard qu’on croit à sa propre mort. On espère longtemps, sans y réfléchir, qu’on échappera au sort commun par un privilège extraordinaire. L’enfant était sûr du miracle, seulement pour lui. Il pensait à la mort des siens, comme à une chose naturelle, toujours possible, qu’il avait à redouter sans cesse leur absence.
Il croyait que Dieu seul avec lui ne mourrait pas. Mais il ne croyait guère qu’au nom de Dieu, ne sachant imaginer rien, pour l’en couvrir, — et au témoignage que ce Nom lui rendait de son immortalité personnelle. Le nom de Dieu, après lui avoir rendu ce témoignage, continuait à l’agrandir, l’intriguait davantage sur Théophile, sur sa propre existence dans l’espace. Théophile toujours finissait par se retrouver au centre des choses, où Dieu même le servait.
Un cimetère de province, - où tous les morts se pressent, où Capulet n'est séparé de Montaigu que par une cloison mince, - est un livre mieux écrit que celui de l'Ecclésiaste. Il le faut savoir interpréter. Ceux qui se sont franchement haïs leur existence entière s'en viennent dormir côte à côte. Cinquante centimètres les séparent. Quand sonnera la trompette de l'ange ils seront les premiers à se voir. Est-ce que la haine aussi ressuscitera?
L'écrivain Mathieu Riboulet lit un passage de Marcel Jouhandeau lors des Rencontres de Chaminadour 2006. Video ©Philippe Rolle.