J'avais rencontré
Sabina Spielrein à diverses occasions : dans des bas de pages, des notes... mais surtout "incarnée" par Keira Knightley entourée de Michael Fassbender en
Carl Jung, du beau
Viggo Mortensen en
Sigmund Freud et du toujours très remarqué et souvent remarquable Vincent Cassel en
Otto Gross ( un médecin "disciple" indiscipliné ( "hédoniste" polytoxicomane ) du père de la psychanalyse )... dans le film de
David Cronenberg - A dangerous method -, que j'étais allé voir à sa sortie en salles... il y a dix ans.
Déjà à l'époque je m'étais promis d'essayer d'en apprendre plus sur cette femme, qui commençait tout juste à s'émanciper des grandes ombres que furent ses mentors et amour...
Freud et Jung, pour ne citer que les plus tentaculaires et phagocytantes d'entre elles...
Le temps passa... et le monde de Sabina s'était éloigné, lorsque
Sarah Chiche et son ouvrage - Une histoire de la psychanalyse - refirent récemment émerger de mon inconscient , "ce discours de l'autre", cette curiosité et par conséquent ce désir de connaître cette "illustre inconnue".
Sarah Chiche, en évoquant
Sabina Spielrein, mentionnait la biographie qu'en avait fait
Violaine Gelly.
Je piochai dans mon budget livres et acquis le bouquin en question.
En avant-propos, l'auteure explique les raisons, les chemins qui l'ont conduite à "la fameuse
Sabina Spielrein".
D'abord la pièce de théâtre de Christopher Hampton - Paroles et guérison - ( que je me suis empressé de me procurer ), puis sa correspondance -
Sabina SpIelrein, entre
Freud et Jung - ( Aubier, 1981... là, il me faudra patienter... ), et enfin le film de Cronenberg.. qui "provoqua son agacement... sous les traits de Keira Knightley,
Sabina Spielrein devenait une jolie folle, adepte de la fessée érotique, une passante dans l'histoire de la psychanalyse..."
Cela,
Violaine Gelly ne l'accepte pas, car interroge-t-elle, "comment admettre que le simple qualificatif de "maîtresse de Jung" subsiste, cent ans après les faits ? Comment a-t-on pu laisser tomber dans l'oubli non seulement une personnalité de la sorte mais également une telle scientifique ?"
Et c'est avec ces mots de la romancière
Yaa Gyasi qu'elle énonce son postulat et le sens, la vocation de cette biographie :
" Nous croyons celui qui a le pouvoir. C'est à lui qu'incombe d'écrire l'histoire. Ainsi quand vous étudiez l'histoire, vous devez toujours vous demander : "Quel est celui dont je ne connais pas l'histoire ? Quelle voix n'a pas pu s'exprimer ? " Une fois que vous avez compris cela, c'est à vous de découvrir cette histoire."
Et cette histoire s'ouvre le 11 août 1942 à Rostov-sur-le-Don, dans un bois qui borde la ville. Il y a des camions qui bâchent des mitrailleuses, des fosses, et des corps nus alignés devant. Des tirs et des corps qui vacillent dans les fosses. Il y a une femme, une mère d'un certain âge, qui enserre ses deux filles. Cette mère, c'est
Sabina Spielrein. Ses deux filles se prénomment Eva et Renata. Elles font partie des 28 000 victimes ( majoritairement juives ) du Massacre de ZmievsKaïa Balka perpétré en août 1942 dans le cadre de ce qu'on appelle aujourd'hui la Shoah par balles.
Un flashback nous ramène le 18 août 1904 dans La clinique psychiatrique universitaire du Burghölzli à Zurich, dirigée par le docteur
Eugen Bleuler, ancien élève de Charcot, connu pour ses méthodes respectueuses à l'égard des malades, avec lesquels, il en est convaincu, "il faut développer "un lien affectif" afin de les rejoindre dans leur folie, de comprendre leurs délires et de les interpréter."
Sa soeur Paulina est atteinte de démence précoce ; c'est Bleuler qui, en 1911, donnera à cette pathologie le nom de schizophrénie qu'on lui connaît de nos jours.
Pour Bleuler, "médecins et malades doivent vivre ensemble pour s'accepter et se respecter. Aucune différence sociale ou mentale ne doit se manifester. Les aliénés sont non seulement associés à leur traitement, mais également à la gestion quotidienne de l'hôpital. Au Burghölzli, point de camisole de force ou de méthodes classiques de contention ... sauf si le patient présente un danger pour lui-même. Et même dans ce cas , le personnel privilégie la balnéothérapie et les bains prolongés afin d'apaiser la crise. Toute l'équipe médicale sait qu'un malade délirant cherche nécessairement à dire quelque chose, c'est aux soignants de faire l'effort de l'entendre..."
C'est dans cet établissement révolutionnaire que travaille, aux côtés de Bleuler (qui deviendra le directeur de thèse de Sabina), un proche de
Freud, le pas encore trentenaire
Carl Gustav Jung, marié à la deuxième fortune de Suisse. Séduisant, ambitieux, il veut montrer à sa belle-famille qu'il ne "dépend pas" de l'argent de sa femme.
Et c'est dans cet établissement révolutionnaire que Nicolaï et Eva, père et mère de
Sabina Spielrein font hospitaliser leur fille, qui souffre de violentes crises "d'hystérie".
C'est une famille de Russes juifs, aisés et ouverts au progrès et à la science.
C'est dans cet établissement révolutionnaire que va "guérir" puis éclore celle qui de patiente de Jung, va devenir une brillante étudiante en médecine, un médecin, une scientifique, une chercheuse... celle qui va être la première et la vraie découvreuse de la pulsion de mort (cf la destruction comme cause du devenir).
"Mais la remarquable intuition de cette pionnière est que, selon elle, l'empathie n'est nullement une forme de projection mais représente une réelle compréhension des sentiments de l'autre. Elle a mis l'accent de l'empathie sur la connexion, la relation, une relation empathique. Pour elle, empathie ne signifie pas retrouver ses propres aspects psychologiques dans l'autre, mais reconnaître les aspects psychiques de l'autre comme vrais et en les distinguant à l'intérieur de soi-même comme appartenant à l'autre...". Il faudra du temps avant que "sa" communauté accepte et considère cette notion et cette approche comme allant de soi.
Toujours en avance sur ses confrères, c'est elle qui, la première, va affirmer que l'enfant est un être rationnel qui, par nature, cherche à créer une relation.
Hélas pour cette femme admirable, l'amour qu'elle porte et portera sa vie durant à Jung, qui fera d'elle l'objet, le sujet, le prétexte, l'enjeu de la relation confraternelle, rivale puis ennemie entre
Freud et son "héritier", obèreront son travail, ses recherches, ses fulgurances et son génie.
Reléguée au rang de maîtresse de l'un, au faire-valoir de l'autre, une partie de cette vie-là lui sera dérobée.
La Première Guerre mondiale et la révolution bolchévique se chargeront de lui dérober le reste.
Mariée sans amour à un médecin juif, Pavel Scheftel, père de ses deux filles, elle tentera de s'imposer pendant quelques années encore dans l'Europe d'après-guerre... en vain !
C'est réduite à la misère, son aînée souffrant de l'absence d'un père et des conditions de vie difficiles qu'elle lui impose, animée qu'elle est par sa dévorante passion scientifique, qu'elle finira par se laisser convaincre par sa famille de rejoindre la Russie, devenue entretemps l'URSS !
Ses trois frères, ardents défenseurs de la Révolution et socialistes sincères, tenteront de lui faire croire au mirage léniniste, trotskyste... puis staliniste.
Jamais sa lucidité ne se laissera abuser par la machine infernale qui finira par broyer son père, et ses trois frères (scientifiques eux aussi),Jan, Isaac et Émile... qui finiront tous les trois dans les fosses communes de la Grande Terreur stalinienne.
Une fois encore, ce pan si important de sa vie lui aura été dérobé.
Enfin, le livre se ferme là où il s'était ouvert : dans cette forêt... où tout s'arrête et où l'Einsatzgruppe D, ces nazis de la Shoah par balles, finissent de lui dérober ce qui ne l'avait pas encore été : sa vie et celle de ses deux filles.
J'avais à coeur de vous parler de
Sabina Spielrein, de contribuer à mon petit niveau à faire raisonner son nom. À essayer de rendre à Sabina ce qui lui appartient.
Au-delà de ce destin hors du commun, il y a un devoir de juste mémoire que nous devons à cette femme extraordinaire. Ce travail de réhabilitation, de justice, de vérité a commencé. Il faut qu'il se poursuive, et je fais confiance aux historiens pour que le monde sache enfin qui était, qui est
Sabina Spielrein.
Je sais gré à
Violaine Gelly de s'être montrée digne de cette "cause", et qui comme tant d'autres, est persuadée à juste titre qu'il reste encore énormément à apprendre sur et de Sabina.
PS: j'espère n'avoir été ni trop long, ni trop brouillon, ni trop fastidieux.