Les Enfants du VideRaphaël Glucksmann
R.
Glucksmann part de l'amer constat que les intellectuels de gauche ont échoué. Echoué à empêcher les populismes de séduire les peuples : Trump, Salvini, Poutine, le Brexit : tout montre que la gauche n'a rien vu venir. Il faut faire amende honorable et analyser d'où viennent les erreurs.
Cet essai pose un diagnostic clair, sans concession, sur ces échecs. Son intérêt vient du fait que R.
Glucksmann reconnait ses erreurs et ses fourvoiements et qu'il cherche avec beaucoup d'honnêteté et d'humilité à comprendre le monde dans lequel il vit, il cherche à se défaire de ses préjugés et de ses « croyances ». Il analyse le plus précisément possible ce qu'il se passe dans les démocraties occidentales, sans se voiler la face. Cette quête de vérité est émouvante car on sent à quelles certitudes l'auteur a dû renoncer et aussi aux affrontements qu'il devra subir de la part de ses anciens compagnons de route. C'est ce qui m'a le plus intéressée : le courage de l'auteur à une époque où dire les choses est compliqué. La deuxième partie de l'essai est consacrée a des propositions qui ne sont pas sans intérêt mais qui peuvent sembler ou utopiques ou optimistes, ou en tout cas, pas prêtes à se mettre en place. Là encore, Glucksman se montre courageux puisque ses propositions ne sont pas en adéquation avec l'air du temps. Cet ouvrage mérite notre lecture.
Résumé :
La société actuelle est de plus en plus dépourvue de sens. C'est une société de la solitude qui ne fait plus « groupe » : les lieux de socialisation (partis, syndicats, église...) se sont délités. Or, la solitude est source d'anxiété. Déjà Tocqueville constatait que l'atomisation de la société était « le terreau du despotisme ». Or, ce sont les politiques économiques menées depuis une quarantaine d'années qui ont abouti à ce résultat (
Thatcher/ Reagan/ Mitterrand …). C'est par le renoncement à une politique fiscale redistributive que l'on arrive à des résultats alarmants : explosion des inégalités et affaiblissement du service public. Tous les politiques s'acharnent désormais à déconstruire ce que le Conseil National de la Résistance avait mis en place à la fin de la deuxième guerre mondiale. L'« homo economicus » est devenu la mesure de base de la société qui n'est plus faite que de l'agrégation d'individus indépendants, comme l'annonçait
Margaret Thatcher.
Loin des théories sur « la fin de l'histoire », il faut admettre que l'histoire n'a pas de « sens » et que tout ce qui a été fait un jour peut être défait un autre jour. Les élites de gauche étaient persuadées que la logique voulait que le monde devienne peu ou prou démocrate, libéral et protecteur. C'était faux. La société actuelle est faite d'égoïsmes qui cohabitent, l'empathie a disparu et chacun tend à protéger ses privilèges sans se soucier du « bien commun », expression qui n'a plus le moindre sens et qui n'intéresse plus personne. le monde de Trump est scindé entre « winners » qui ont mérité leurs fortunes et « loosers » qui se sont montrés paresseux et lâches, celui de Macron, entre « premiers de cordée » et « gens qui ne sont rien ».
La gauche n'a jamais voulu voir les problèmes que posaient l'immigration massive et l'absence de politique d'intégration pour le peuple qui les subissent de plein fouet. Dans la société du « vivre ensemble », personne ne vit plus « ensemble ». La société s'est morcelée en communautés dans lesquelles il est de bon ton de « cultiver ses différences » au lieu de faire corps. On ne trouve plus de lieux dans lesquels les différents membres de la société se rencontrent du fait de la ghettoïsation des villes dans lesquelles les quartiers se démarquent par leurs appartenances sociales ou ethniques. Certaines villes d'ailleurs sont elles-mêmes des ghettos, loin des métropoles qui concentrent les gagnants de la mondialisation. Les uns et les autres, vivent dans des zones différentes, vont dans des écoles différentes, ne font plus de service militaire et par conséquent ne se rencontrent jamais, ne se connaissent pas. Un immense fossé sépare désormais les peuples et les élites (financières, politiques, culturelles, médiatiques…) C'est la démocratie qui est en danger.
Etant donné que les plus privilégiés deviennent de plus en plus riches, ils ont de plus en plus de moyens pour infléchir les politiques. Infléchir les politiques passe aussi par la mainmise sur les médias ainsi que les think tanks. Par ailleurs, l'entre-soi génère des comportements de classe. Ainsi, lorsque
Emmanuel Macron supprime l'ISF, cela profite à la classe sociale à laquelle il appartient et qui l'entoure et le conseille. C'est aussi la raison pour laquelle le pouvoir va préférer se focaliser sur la fraude aux prestations sociales qui ne pèse que 677 millions d'euros plutôt qu'à l'évasion fiscale qui représente 21 milliards de manque à gagner pour l'Etat !
Finalement, cette collusion entre pouvoir politique et intérêts économiques de classe constituent ce que Machiavel aurait appelé « corruption ». La République est ainsi minée par un ensemble de stratégies délétères tels que les allers et retours incessants des hauts fonctionnaires vers les grandes entreprises qui entraînent un déplacement des intérêts publics vers des intérêts privés.
Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle pervers dans la mesure où leurs algorithmes favorisent l'entre-soi : on n'accède qu'à des posts qui ressemblent à ce que l'on cherche. Nous ne sommes pas confrontés à l'altérité. Ainsi, nous vivons dans l'« illusion du commun ». Croire que seul le néolibéralisme économique serait responsable du délitement des valeurs communes est une erreur et une malhonnêteté. L'esprit de 68, la contre-culture et la quête pour l'émancipation des individus a aussi joué un rôle que l'on ne saurait mettre sous le tapis.
Pourtant, il faut comprendre que si les enfants de 68 devaient se battre contre des chaînes qui entravaient corps et esprit, les enfants des générations suivantes n'ont pas de chaînes à briser mais des liens à reconstruire.
Afin que l'on puisse refaire société, il est nécessaire de lutter d'abord contre des inégalités qui deviennent si énormes que cela en devient absurde. En effet, le sentiment d'injustice qui génère colères et frustrations et mène au populisme est étroitement lié au fait que les politiques menées ne favorisent que ceux qui sont déjà favorisés.
Il s'agit aussi d'en finir avec ce qu'on nomme « la gouvernance » et qui correspond à une absence de vision politique : il s'agit de gestion technocratique, mais sans projet. Cette gouvernance culmine avec les aberrations que l'on a vues en Grèce ou en Italie où les choix des peuples ont été bafoués au profit de technocrates qui ne viennent qu'appliquer les directives de Bruxelles et ne respectent en rien les choix des nations. Désormais, les peuples n'ont plus aucun contrôle sur tous les règlements qui sont produits loin d'eux, sans eux et qui pourtant les poursuivent jusque dans les moindres détails de leur vie. C'est le cas des différents traités internationaux signés entre les Etats (CETA ; TAFTA…) le gouvernement des experts met en danger la démocratie. Il n'est, dans ces conditions, pas incompréhensible que les peuples cherchent à « reprendre le contrôle ». Si la gauche s'obstine à ne voir dans les discours des extrêmes droites occidentales que de la xénophobie, elle se trompe et va dans le mur. Il s'agit d'être à l'écoute de ce que proposent tous ces mouvements d'extrême droite (Trump, l'AFD, Salvini, le Brexit, Orban…) : tous parlent de « reprendre le contrôle » des frontières, de la production industrielle, des finances, des institutions… de « notre Destin »…
Il faut s'interroger : à quoi servent des élections si ce sont des entités non élues qui décident des choix finaux ? Cela explique évidemment le fort taux d'abstention et le découragement de la jeunesse qui « n'y croit plus ».
Il s'agit donc de s'attacher à redevenir citoyen. Un citoyen n'est pas un individu. Même s'ils occupent le même corps le citoyen à des responsabilités vis-à-vis de la collectivité que l'individu n'a pas. Un citoyen doit se départir de ses particularismes. Il n'a pas de religion pas de couleur de peau, pas d'ethnie de référence. Il vise le bien commun en dehors de toute discrimination. C'est forcément une véritable ascèse.
Une fois ce diagnostic posé sur une société en mal de sens, il s'agit de proposer des enjeux qui pourraient être suffisamment motivants pour agréger des individus dans des groupes qui ont un projet commun.
Le 13 novembre 2017, 15 000 scientifiques venant de 184 pays différents signent un manifeste dans la revue Bioscience dans laquelle ils expriment leur crainte : « il sera bientôt trop tard » pour lutter contre le réchauffement climatique et préserver la biodiversité. Ce cri de colère et d'angoisse devrait permettre de constituer un « horizon tragique ». L'écologie doit être prise au sérieux et doit devenir un enjeu fédérateur. Il en va de notre survie.
Mais attention !!! Dans les années 60,
Soljenitsyne poussait un cri contre les goulags russes. Pourtant la gauche française ne voulait pas l'entendre. Il aurait fallu changer « d'architecture mentale » et surtout renoncer à ses « croyances ». Afin de ne pas donner à
Soljenitsyne de crédibilité, on l'a traité de fasciste, d'antisémite. Il a fallu des années avant que les yeux de la gauche ne se dessillent. Il y a fort à parier que celui qui alerte aujourd'hui sur les dangers que nous courons du fait du désastre écologique ne soit pas non plus pris au sérieux. Par ailleurs, le combat sera rude et il sera nécessaire d'attaquer frontalement Bruxelles (il faudra renégocier les traités internationaux) mais aussi les grandes entreprises (Total, Exxon, Monsanto...) et les institutions (FNSEA…) La lutte sera forcément virulente.
Il s'agit aussi d'établir de nouveaux contrats sociaux dans lesquels les citoyens seront davantage impliqués. Un des moyens d'impliquer les citoyens dans la vie publique est de le décharger de leurs obligations de gagner leur vie. Il faudra donc en passer par le revenu universel de base qui devra libérer du temps pour chacun. (On verra comment mettre en place ce revenu universel…peut-être progressivement, peut-être par tranche d'âge, peut-être par niveau de revenu... ?) En tout cas, ce revenu universel pourra être financé par les gains de productivité générés par la robotisation de la plupart des emplois.
Ce revenu universel de base devra aussi être couplé avec un service civique obligatoire (même si cela déplaît à la gauche qui n'aime pas l'idée de contrainte… !)
Lutter contre les « fake news », c'est aussi et surtout lutter contre la désinformation organisée par les lobbys qui trustent la vie politique. Pour que le citoyen puisse émettre des choix éclairés, il lui faut des informations claires et indépendantes. Or, actuellement, le citoyen n'a pas accès à cette information saine. Si les médias sont tous détenus par des milliardaires, la démocratie est en danger. Il faut donc libérer les médias de cette emprise en les aidant financièrement.
Par ailleurs, le contrat social est mis en danger par l'évasion fiscale contre laquelle il faut lutter sans relâche.
Si « nous » sommes capables de tous ces efforts, alors, « nous » pourrons redonner du sens à la politique.