Des idées neuves
Sous la pression d'une époque, les idées personnelles ne peuvent revendiquer leur autonomie que de façon abusive et naïve. L'idéalisme se cultive en laboratoire, ses concepts sont des produits de cornue, ses méthodes des modélisations abstraites. Et pourtant, qui ne souhaiterait tester le pouvoir autonome de son esprit? QUI ne rêverait de s'affranchir, un seul jour peut-être, des influences intellectuelles qui conditionnent ses pensées les plus singulières? Voilà une illusion alléchante, un mythe digne du rêve d'un Monsieur Teste. Découvrir en soi des idées réellement neuves est désirable, mais presque impossible: il sera toujours à la portée des exégètes fouineurs d'en isoler l'origine et d'en tracer le parcours. On compte cependant dans l'histoire de l'esprit humain quelques cas de pensées inouïes, dont les sources sont si éloignées ou brouillées par la puissance de l'idée nouvelle qu'on pourrait se croire en la présence d'un jamais vu. L'exemple le plus célèbre est sans doute celui d'Einstein associant mathématiquement contre toute évidence l'espace et le temps au point de scandaliser le rationalisme agressif d'un penseur comme Alain ("Il n'a fallu qu'un jeu de miroirs pour qu'Einstein remplace soudain toutes nos idées par des formules qui n'ont point de sens". "Il est plus facile de changer le bon sens que de l'appliquer.") Les sciences fourmillent ainsi d'idées scandaleuses, allant à l'encontre de ce qu'il faut penser compte-tenu des acquis du moment. Mais il est rare qu'un de ces coups d'épée dans la tradition perce la pensée des hommes au point de l'obliger à se remettre fondamentalement en cause. Ces révolutions ne sortent pourtant pas du néant, leurs germes étaient seulement enfouis dans un terreau de pensées matures au seuil de la décomposition: encore faut-il le déclic du génie pour braver les croyances dominantes et produire au forceps une idée vraiment nouvelle. D'un certaine façon, les philosophes ont plus de chance, la nouveauté d'un système n'étant pas soumise à la contrainte de la vérification. Ils peuvent laisser leur imagination, faire et défaire des réseaux d'idées, parfois plus originales par leur rapprochement que par leur nature.
On lit comme on pense, méthodiquement ou le doigt au hasard des pages. Dans les deux cas, on reste fidèle à ce que l'on est.
Georges Picard - Le livre qui a changé ma vie