Pour faire court, disons que
Joseph Czapski est un artiste polonais, qui a vécu à Paris dans les années 20-30; en 1940 il était officier dans l'armée polonaise, échappa de peu au massacre de Katyn, mais fut interné dans un camp (russe) de prisonniers à Griazowietz. "Nous y avons essayé de reprendre un certain travail intellectuel qui devait nous aider à surmonter notre abattement, notre angoisse, et défendre nos cerveaux de la rouille de l'inactivité. Quelques-uns de nous se mirent à faire des conférences militaires, historiques et littéraires." Czapski choisit de parler de peinture polonaise et française, ainsi que de littérature française.
Les conférences sur
Proust, prononcés en 1940-41, ont été dactylographiées en français en 1943 ou 1944, à partir de cahiers, dont certaines pages sont reproduites dans le récit. Evidemment l'auteur parle de
Proust d'après ses souvenirs puisqu'il n'avait aucun livre à sa disposition. Il lui arrive cependant de citer le texte de tellement près qu'il est sûr qu'il a fait plus que lire
Proust, il se l'est "assimilé"...
Premier intérêt du livre, cet incroyable décalage entre ces prisonniers en baraquements, dans un environnement glacial, et
Proust dans sa vie plutôt ouatée, entre la survie en temps de guerre et ce temps (perdu?) à s'intéresser à l'oeuvre de
Proust. Il est notable aussi que ces écrits extraits uniquement de souvenirs portent sur un immense roman issu de souvenirs volatils tels une madeleine, des dalles inégales sous les pieds... Savoir ce qu'en de semblables circonstances nous aurions fait?
Deuxième intérêt du livre, bien évidemment, une brillante étude sur
Proust, "sa vie, son oeuvre", comme on dit... A faire craquer tout irréductible anti-
Proust. C'est clair, complet, l'essentiel y est, ce pourrait être une excellente introduction à la lecture de
Proust... sans peur et sans complexes.
Je n'ai pas envie de résumer, je voudrais juste citer un intéressant pasage (parmi de fort nombreux) sur la traduction de
Proust:
"Quand il s'agit de la Pologne, la phrase énorme de
Proust est inacceptable. N'en ayant pas les moyens, la langue polonaise exigerait des "ktory, ktora" ("que" en polonais) sans fin. Mais Boy, dans sa traduction, alla plus loin encore. Il fit paraître ces volumes dans une impression bien plus lisible, avec les alineas, avec des dialogues pas en fouillis dans le texte mais menés de ligne en ligne. le nombre de volumes dans sa traduction est double. (...) le résultat immédiat fut que
Proust se lisait si facilement dès sa parution en polonais qu'on aimait à raconter une blague à Varsovie, qu'il faudrait retraduire
Proust en français d'après la traduction polonaise, et que c'est alors seulement qu'il deviendrait un écrivain enfin populaire en France." [je me demande d'ailleurs s'il n'existe pas une traduction de
Montaigne du japonais, paraît-il plus aisée à lire?]
Et encore:
"
Proust affirme que la parenté de sa phrase avec celle de la phrase allemande n'est ni hasard ni maladresse, mais c'est que la phrase allemande d'aujourd'hui rappelle le plus la langue latine. Ce n'est pas à la langue allemande mais à la langue français du 16ème siècle, encore bien plus intimement liée avec le latin à laquelle son style se rattache."
Troisième intérêt du livre : Sera--t'il le coup de pouce nécessaire pour me plonger dans La prisonnière (oui, j'en suis arrivée là, depuis des années d'arrêt; j'ai démarré
du côté de chez Swann en 2003, je me donne une décennie, rien n'est perdu encore). Qui se lance?
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