Article Libération : Les légions dangereuses. 22 février 2001
Par
NIVELLE Pascale
Qu'est-ce que le Boudin venait donc faire dans un endroit pareil? Quand le clairon a attaqué l'hymne de la Légion, la maison de retraite de Savigny-sur-Orge a sursauté. Dans le salon, un général et quelques officiers voûtés par l'arthrite, avec képis blancs et décorations. Ils n'avaient pas l'air de plaisanter, en accrochant la Légion d'honneur au col de tweed de madame Schlegelmich, pensionnaire du premier étage. Ce jour de 1996, on découvrit que cette délicieuse Anglaise parfois un peu autoritaire, toujours prête a offrir un chocolate, avait été, dans une autre vie, l'adjudant-chef
Susan Travers. La seule femme enrôlée dans la Légion, rescapée de Bir Hakeim. Une héroïne de la dernière guerre, «chauffeur du général
Koenig pendant les campagnes de Syrie et Lybie, légionnaire en Indochine ensuite», disait la citation. On comprit que les décorations accrochées dans son petit studio n'étaient pas celles du mari légionnaire, Nicholas Schlegelmich, emporté par les maladies coloniales. Mais, goodness gracious, on ne savait pas tout encore.
Susan attendait qu'ils soient tous morts. Son mari, le maréchal
Koenig, sa femme, les derniers de Bir Hakeim. Raconter toute l'histoire avant aurait déplu à «Pierre» (Marie-Pierre
Koenig, vainqueur du maréchal
Rommel à Bir Hakeim, commandant en chef des troupes françaises en Allemagne, deux fois ministre de la Guerre). Tout le monde au panthéon, l'adjudant-chef ouvre la boîte de ses souvenirs (1), et livre ce qui manquait à la sèche citation: l'amour, le sexe, l'aventure. Et peu importe le «shocking»! Assise toute droite, jambes écartées, la jupe remontée sur les genoux, l'air d'un colonel de l'armée des Indes sur un champ de manoeuvres, elle fait juste «Ah, ah!». D'une voix de basse, avec un petit sourire très content de soi.
Son histoire commence dans le fog britannique, avant guerre. Francis, le père, officier dans la Royal Navy, est un taciturne qui ne connaît qu'une devise, celle de la famille Travers:Ê«Sans peur ni timidité». Sa femme, de dix-huit ans sa cadette, cultive une flegmatique mélancolie. Susan s'ennuie. Chez elle, en pension surtout, où l'on tente d'en faire une «dame accomplie». Elle n'y fait rien, sauf «penser aux hommes», préoccupation essentielle des jeunes filles de bonne famille. Plus tard, les Travers et leurs labradors vivent à Cannes. le climat de la Riviera est bénéfique pour les bronches du capitaine de vaisseau, pas pour la chasteté de sa fille. Grande, longue, sportive, Susan attend l'homme, le vrai, sans s'interroger sur un autre destin. Et elle le trouve, à Vienne, en Hongrie, sur les courts de tennis ou dans les bals cannois. Amoureuse chaque fois, déçue quand il est trop tard: «J'étais la proie des hommes âgés et des autres, se souvient-elle, ils me promettaient le ciel, et se révélaient peu excitants.» A 30 ans, elle s'ennuie encore.
L'été 1939, Susan est chez une amie, «dans un château charmant», joue au baccarat et flirte avec un jeune homme. Elle veut s'engager, conduire des ambulances de la Croix-Rouge. Sous les ordres de supérieures plus revêches encore que des surveillantes de collège anglais, elle est envoyée en Finlande, Norvège, Suède, faire des lits et soigner des engelures. En juillet 1940, elle atterrit chez les Français libres à Londres, et obtient de partir pour l'Afrique, comme infirmière. Interdit de sympathiser avec les hommes, dit le règlement. En route pour la Corne de l'Afrique, elle tombe amoureuse de Dimitri Amilakvari, prince russe si beau dans son uniforme de commandant de la Légion étrangère française. Quelques mois plus tard, c'est au volant d'une Humber qu'elle transporte la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) vers l'Erythrée.
En Syrie, le regard bleu-gris et la petite moustache gaullienne du nouveau commandant des Français libres d'Afrique, Marie-Pierre
Koenig, lui font oublier son légionnaire russe. «Adjudant Travers, vous serez mon nouveau chauffeur», ordonne
Koenig, le 17 juin 1941. Chauffeur et maîtresse, aussi, pendant deux ans. En Syrie, à Beyrouth, en Palestine, en Lybie... Il l'appelle la Miss, elle lui renvoie du «colonel», puis du «général». «Il y avait chez lui beaucoup de choses qui me rappelaient mon père», dit-elle. Au Liban, en pleine lune de miel, elle promet: «Là où vous irez, j'irai aussi.» Ce sera Bir Hakeim, avant-poste dans le désert lybien. Seule femme parmi quatre mille hommes, Susan campe dans un demi-souterrain pendant des mois en attendant
Rommel, le «Renard du désert», aux cotés du «Vieux lapin», alias
Koenig. En juin, c'est le siège, un déluge de feu tombe des Stukas. le 10, par une nuit sans lune, «Pierre» décide de franchir la ligne dans son plus bel uniforme: «A moi la Légion!» Susan le conduit à la bataille, dans une Ford exténuée.
Koenig à l'arrière, lui donnant ses ordres à coups de pied dans le dos, Amilakvari, le prince russe, en navigateur à ses cotés. Elle avance entre les balles, les mines, les obus. le lendemain, ils sont sortis du «chaudron».
Rommel est battu. «Félicitations, la Miss», dit
Koenig.
Après? «C'est fini», dit tristement
Susan Travers. Dimitri Amilakvari meurt à El Alamein, la bataille suivante. Et
Koenig prend le large: la radio de l'Axe, en Italie, a révélé que le général avait emmené sa maîtresse à Bir Hakeim. Cela ne plaît ni aux Anglais, ni à madame
Koenig, aussitôt venue rejoindre son époux en Egypte. Susan doit s'effacer. Encore quelques rendez-vous clandestins, amers, et «Pierre» part à Alger avec un chauffeur à moustache: «Je n'eus même pas droit à un adieu, écrit-elle, je regardais la voiture disparaître, furieuse d'une fin aussi lamentable.» Elle suit la Légion dans la campagne d'Italie, puis dans les Vosges. le coeur n'y est plus. En mai 1945, elle regarde passer les vainqueurs, sur un trottoir de Paris, parmi lesquels
Koenig, promu maréchal. Seule dans la foule, l'adjudant-chef Travers se met au garde-à-vous.
De Gaulle n'a pas voulu de femmes dans le défilé.
«Comment s'est passée ta guerre?», lui demandera plus tard son père. «Bien», répondra Susan, qui n'en parlera plus jamais. Au musée des Invalides, des photos montrent
Koenig et Amilakvari. le chauffeur de Bir Hakeim n'est mentionné nulle part. Elle seule sait que la silhouette floue accoudée à la portière de la Ford Unity devant le général debout, c'est elle. Mariée, finalement, avec un légionnaire, un adjudant qui n'était pas de son rang et qui n'a donc pas plu à la famille Travers, elle a suivi la 13e DBLE en Indochine. Deux enfants sont nés. Puis elle est rentrée en France, sans autre solde que celle de Nicholas Schlegelmich, n'ayant droit, elle, à aucune retraite, après sept années de service.
L'aventure était terminée depuis 1943. Jusqu'au jour où «des messieurs sont venus» à Savigny-sur-Orge, pour lui faire écrire toute l'histoire. Elle avait brûlé son journal de guerre, «pour ne froisser personne». Mais les souvenirs étaient au chaud. «Ah, ah»,
Susan Travers commençait à s'ennuyer.
photo
ANTONIN BORGEAUD
(1)
Tant que dure le jour, Plon.
Susan Travers en 10 dates:
23 septembre 1909:Naissance en Angleterre de Susan Mary Gillian Travers.
Juillet 1940:Rejoint les Forces françaises libres
à Londres.
Janvier 1942:Départ pour le désert occidental.
Mai 1943:Départ de
Koenig pour Alger.
1944:Campagne d'Italie avec la 13e DBLE, promue adjudant-chef.
28 juin 1945:S'engage dans la Légion.
Avril 1947:Mariage en Indochine, en uniforme.
1970:Mort du maréchal
Koenig.
1995:Mort de Nicholas Schlegelmich.
2001:Parution de ses mémoires en France.
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