Peu après la sortie à Sarajevo de son chef-d'oeuvre "
Le pont sur la Drina" en 1945, qui lui a valu le Prix Nobel Littérature en 1961,
Ivo Andric a écrit un roman relativement méconnu : "Gospođica", paru en Français sous le titre charmant de "La Demoiselle".
Cette demoiselle, qui s'appelle Raïka Radakovic, n'est dans la version originale en serbo-croate, publiée la même année 1945, pas exactement une héroïne charmante.
Sur son lit de mort, Obren Radakovic, un riche commerçant en fourrures et brasseur de bière qui a pourtant fait lamentablement faillite, conseille à sa fille unique de ne jurer que par l'épargne. Les revenus, lui explique-t-il, ne dépendent pas que de toi, mais aussi d'autres personnes et de circonstances, tandis que ton épargne ne dépend que de toi.
Une recommandation que Raïka prendra pendant toute son existence obstinément à coeur. Elle organise sa vie et celle de sa pauvre mère malade loin de toute dépense inutile. Ainsi, elle ne réchauffe pendant les rudes hivers qu'une pièce de la maison et décide qu'un seul repas par jour doit suffire. Sortir et s'amuser ne figurent absolument pas dans son programme.
Lorsqu'elle reçoit une forte somme d'argent d'une assurance de son père, elle se lance dans le négoce. Avec l'aide de Veso Ruzic, un ancien collaborateur de son papa, et de Rafo Konforti, un Juif séfarade peu sérieux, dans une petite boutique de Sarajevo, elle prête de l'argent à des conditions et à des tarifs exorbitants.
Avec l'attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 et l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, héritier de l'Empire austro-hongrois, et de son épouse Sophie Chotek, par un étudiant serbe de 19 ans, nommé Gavrilo Princip, commence une longue période de guerres, de troubles et de nombreux nécessiteux !
Notre demoiselle fait donc pendant un certain temps de très bonnes affaires et se voit déjà propriétaire de son premier million de ducats-or, lorsque les choses se gâtent sérieusement et irréversiblement...
Je vous laisse suivre notre Raïka dans sa fuite de Sarajevo à Belgrade, où elle va finalement mourir, début 1935.
La description de la situation dans cette partie du Balkan pendant cette période de la Première guerre mondiale et les années suivantes de crises politiques, ainsi que les tensions entre Croates, Serbes, Bosniaques, Slovènes et Dalmates est magistrale.
Ce que j'ai cependant admiré le plus dans ce récit, c'est l'art avec lequel l'auteur a réussi à construire une intrigue autour d'un personnage foncièrement désagréable, sans décourager le lecteur pour autant. Je présume que pour arriver à un tel exploit, il faut avoir des qualités littéraires rares, comme l'a souligné, par ailleurs, dans la préface du livre, l'écrivain serbe Danilo Kiš (1935-1989), qui y fait une référence à
Madame Bovary de
Gustave Flaubert.