AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Lionel Follet (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070733972
567 pages
Gallimard (11/04/1997)
4.33/5   3 notes
Résumé :
Des centaines de pages écrites presque en secret depuis mai 1923 , déchirées et brûlées à la fin de 1927 : échec d'un projet ruiné d'avance par sa folle démesure ? Inachevé et mis à mort, ce roman des romans dont rêvait Aragon nous dérobe à jamais son architecture. Mais il revit en fragments éclatés, fascinante Babel où chaque personnage suscite un roman singulier : Blanche, Michel, Anne, Amanda, Firmin... - prénoms initiateurs d'autant de destins qui s'ignorent ou ... >Voir plus
Que lire après La Défense de l'infiniVoir plus
Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
5
Or je ne revois plus le visage ni le corps de celle que je tenais contre moi la fois que je disais, dans le Nord-Sud, vers Saint-Lazarre. Je sais seulement d’elle que dans cette foule compacte où les balancements du train penchaient d’un coup toute la masse oscillante des voyageurs elle se laissait faire comme privée de raison et de sentiment. Comme si nous avions été dans un désert véritable, où même la présence d’un homme eût été pour elle si surprenante et si terrifiante que l’idée ne lui serait pas venue de bouger ou de résister un instant. J’étais donc contre elle, par derrière, collé, et mon haleine faisait remuer légèrement les cheveux de sa nuque. Mes jambes épousaient la courbe des siennes, mes mains avaient longuement caressé ses cuisses, elle n’avait pas retiré sa main gauche quand je l’avais un instant, furtivement serrée. Je sentais contre moi la douce pression de ses fesses à travers une étoffe très mince et glissante, dont les plis occasionnels même m’intéressaient. Je maintenais avec mes genoux un contact étroit. Je les fléchissais un peu, afin que ma queue bridée par le pantalon, trouvât, tandis qu’elle grandissait encore, un lit entre ces fesses que la peur contractait, un lit vertical où les secousses du train suffisaient à me branler. Je voyais mal le visage de cette femme, par côté. Je n’y lisais rien que la peur. Mais quelle peur ? Du scandale, ou de ce qui allait arriver ? Elle mordait sa lèvre inférieure. Soudain j’eus un besoin irrépressible de contrôle. Je voulus connaître la pensée de cette femme, je glissai ma main droite entre ses cuisses. Merveille du poil deviné sous l’étoffe, étonnement du cul pressé. Cette femme était donc en pierre ?
Je ne connais rien d’aussi beau, rien qui me donne le sentiment de la force à un pareil point, que la vulve quand on l’atteint par derrière. Mes doigts ne pouvaient s’y méprendre. Je sentais les lèvres gonflées, et soudain la femme comme pour se raffermir sur ses pieds écarta les cuisses. Je sentis les lèvres céder, s’ouvrir. Elle mouillait tant que cela traversait la robe. Les fesses trois ou quatre fois montèrent et descendirent le long de ma pine. Je pensai tout à coup aux gens alentour. Personne, non personne dans cette presse ne prêtait attention à nous. Visages gris, et ennuyés. Postures d’attente. Mes yeux tombèrent dans deux yeux qui regardaient, qui nous regardaient. Ils allaient d’elle à moi, ces yeux battus par la vie, ces yeux soulignés plus encore par la fatigue des longs jours que par le fard, ces yeux pleins d’histoires inconnues, ces yeux qui aimaient encore pour un peu de temps l’amour. C’étaient les yeux d’une femme assise assez loin, et séparée de nous par un peuple aveugle, d’une femme qui de si bas ne pouvait deviner le manège, ne pouvait que voir nos têtes ballottées par la marche du train et l’incontrôlable du plaisir prochain. Ils ne nous lâchaient pas, ces yeux, et j’éprouvai soudain une sorte de nécessité de leur répondre. C’étaient des yeux immenses, tristes, et comme sans repos. Savent-ils ? Ils battaient un peu pour me répondre. Ils se tournaient vers ma voisine que je sentais profondément frémir. Ils n’interrogeaient pas. Ils savaient sans doute. Les mouvements de la femme devinrent plus rapides, avec ce caractère étrangement limité que leur donne la crainte de se trahir. Je vis brusquement se dilater les prunelles qui me fixaient, comme si un gouffre se fût ouvert sous la banquette. Les yeux venaient de saisir sur la face de la femme que je serrais le premier spasme de la jouissance. Je ne sus qu’après eux ce qui venait de se produire, et c’est en même temps que la femme assise que je partis, et je me demande quel air dut être le mien alors, quand celle-ci cacha brusquement dans ses mains ses yeux déchirés de jouir. Un temps infini s’écoula jusqu’à la station suivante comme un grand silence immobile et je ne pensai plus à rien. Entrée en gare, les lumières extérieures, la courbe du quai, les reflets sur les briques blanches, un remous violent à l’ouverture des portes jeta dehors la femme dont je n’avais pas vu les yeux ; tandis que l’assaut des nouveaux voyageurs étendait un voile entre moi et les yeux que je ne voyais plus. Je restai seul, sans connaître le vrai de cette histoire sans intrigue, où tout est pour moi dramatique comme la fuite inquiétante de l’été.
Commenter  J’apprécie          30
3
Je me souviens de la ligne Italie au printemps vingt. Je reverrai toujours avec la plus grande netteté cette femme que j’y ai rencontrée vers la station Dupleix. Quartier militaire. Elle n’avait pas nécessairement l’air d’une femme d’officier. Un tailleur bleu marine et de l’acier à son chapeau, c’était une femme assez maigre, de ce blond qui tient de la poussière et de l’haleine, comme il est fréquent dans la France du Nord.
Tout ce qui restait d’une grande fraîcheur était dans son visage une bouche peinte avec un rouge trop sombre sur des dents très pointues. Toute la peau en était à cet état de fatigue où il semble qu’elle ait perdu l’habitude de respirer, et qu’elle viendrait avec la poudre si l’on essuyait celle-ci. Les narines terriblement accusées par deux longs plis vers le menton, mais frémissantes et légèrement rougies. La bouche un peu tordue. Les cheveux dénotant la pire bataille avec la vieillesse, à la dernière minute, quand on avait mis le chapeau : fallait-il les cacher, ou s’en servir pour atténuer ces rides, et les folles pensées des regards ? Nous n’étions pas voisins, et je me rapprochai pour voir les mains dont une était gantée, d’un de ces gants pris au hasard du désordre dans un tiroir où tout se jette, parce que c’est bien inutile maintenant. Il y avait beaucoup de monde et j’abandonnai l’appui d’une banquette aussitôt guetté par une voyageuse qui se déplaçant me laissa presque aussitôt contre celle que j’épiais. J’avais remarqué chez celle-ci une expression figée et tranquille, mais de plus près je vis que tout son corps tremblait, et la main nue qui m’intéressait faisait ce geste épouvantable des mourants qui ramènent le drap quand tout est perdu. J’étais préoccupé de ce qu’elle pouvait bien se dire à cette minute, et des termes dans lesquels elle se le disait. Je voudrais pénétrer cette intimité-là chez toutes les femmes : rien ne m’enivrerait comme de surprendre les grossièretés machinales qu’elles doivent avoir dans les mots employés pour elles seules. Comment pensent-elles aux hommes ? Le type de queue qu’une femme donnée a devant les yeux... Ma voisine était insensiblement venue près de moi comme si elle voulait me répondre. Je regardai les gens d’alentour. Ils étaient comme ils sont toujours perdus dans leurs rêves. Cette histoire n’est pas une histoire. Elle avait bien vu sans doute que tout en la regardant depuis un bon moment je me tripotais par la poche de mon pantalon. Sa main nue remontait légèrement près de moi, sans vraiment me toucher. Il est presque impossible de dire qu’elle s’appuya, mais déjà elle me tenait à travers l’étoffe. Il y a dans la masturbation un principe d’avidité. J’ai envie alors de demander, d’obtenir davantage, même si cela est hors de question, et je goûte le plaisir qui vient comme une abominable dévastation qui ne se pourra plus réparer. ]’ai gardé de cette main un souvenir de violence : il faut dire que placé comme j’étais ma voisine, de cette main-là, n’avait pas facile à me branler. Dans cette fausse position j’attendais plutôt un frôlement, j’allais dire une caresse. Eh bien pas du tout, la main m’avait saisi la pine avec une force surprenante qui dénotait un exercice étrange et coutumier, une articulation forcée par la gymnastique, des muscles développés par une pratique singulière. Cela semblera bien peu, mais cette image que je garde d’une femme dont le linge m’apparaissait dramatique sur les seins devinés flétris, debout dans les secondes du métro aérien, par un triste matin sans couleur, est liée à un frémissement extraordinaire qui l’agita, la bouche soudain ouverte et les dents de louve desserrées, avec une expression de petite enfant qui s’est fait mal, à tel point que je ne compris pas comment elle n’avait pas crié, au moment précis où nous nous enfonçâmes dans la terre entre Sèvres-Lecourbe et Pasteur. Je ne jouis qu’un peu plus tard. Un peu plus profondément.

[...]
Commenter  J’apprécie          10
2
D’où viennent-elles ces branleuses qui reprennent ici le vieux mythe auroral ? Telle est la force des mots les plus salés que je rêvais jadis à cette amante de Céphise [12] pour ce qu’elle avait des doigts de rose. Heureux Céphise, moi, renversant l’image, je m’expliquais les doigts par l’aurore, au contraire des professeurs, et cela m’est revenu plus tard devant des mains qu’avait rougies la vaisselle ou la couture. D’où viennent-elles, ce n’est pas la première fois que je me le demande, portant un grand trouble dissimulé ? Il n’est pas vrai que rien ne les distingue des autres femmes, et moi qui n’ai jamais su comment occuper ces terribles trajets à travers Paris j’ai fini par les deviner, car j’aimais ces rencontres, et j’étais tenté par ces femmes d’une façon qui ressemble au vertige. Elles n’appartiennent à aucune catégorie sociale précise, ce qu’elles ont de commun n’est pas affaire d’audace ou de maintien ; peut-être est-ce l’âge, car je n’ai jamais rencontré de femme très jeune, ou vraiment vieille qui se livrât à cet exercice public. Elles sont à la veille de se défaire, elles sont déjà marquées par une mort pire que la mort, ce sont des femmes qui savent déjà, un peu avant autrui, qu’elles ne sont plus qu’une façade. Et ce que vous prenez pour la pierre n’est qu’une poussière en équilibre, un souffle renverserait l’édifice. J’adore les femmes à ce moment-là, jamais elles n’ont sur moi un pareil pouvoir dans l’éclat de la jeunesse, et faut-il qu’elles le sachent bien, car il est rare que ces promeneuses émouvantes dont je parle passent près de moi sans hésiter au moins. Parfois la main est devenue un peu sèche, on ne s’y attendait pas, et cette sénilité locale excite l’homme qu’elle atteint. Qu’ont-elles entendu dire des hommes toute leur vie ? Rien peut-être qui autorisât ce courage qu’elles ont dans l’attaque, cette sûreté dans le choix. Mais elles n’ont écouté personne, et sans tenir compte de l’idée courante de la vie, sans un mot, elles sont sorties de chez elles, où j’imagine dormir des enfants, elles se sont regardées rapidement dans une glace pour s’assurer que la catastrophe n’est pas encore arrivée, elles ont pris le métro, et au travail ! Le geste de leurs doigts chercheurs le long des corps vers les braguettes dit tranquillement non à tout ce qui les a toujours entourées, dit non à tout un monde de mensonges et de sottises, dit non à la pureté prétendue, non au mariage, non au faux amour, non au dieu qui punit, non à la police, non à qui leur parlera tantôt dans des appartements à draperies, non à la vieillesse qui vient, non à ce qu’elles ont pu croire, non aux espoirs anciens et aux désirs futurs, non à ce qui est bleu bébé, tendre rêve, cher sourire.
Commenter  J’apprécie          10
Celui qui se croit l’ami d’un homme vit de jugements comme de chardons l’âne. Tout ce qui vient de moi, il le mâche, il broie les piquants, il égalise. Et quand ça ne passe pas, capable avec ça de me le reprocher. Je suis sa pâture, son aliment mental, son aliment sentimental. Dans l’immense ennui généralisé où il baigne, il se trompe à tout coup sur l’intérêt qu’il me porte. Il a tellement peur d’être seul. Et l’insuffisance à tout coup de la matière pensable, donc. Il se crée un monde, dans lequel je lui importe. Dans lequel il faut me juger. Dans lequel, d’ailleurs, il me juge. Un goût des complications qui ne s’explique guère que par l’atroce banalité de la pensée. A quoi voulez-vous qu’un homme vraiment s’attache ? Qu’est-ce qui mérite l’attention ? Alors il se retourne contre soi, avec ses chimères, et un ami, n’est-ce pas un peu soi-même ? Voilà qu’il n’y a plus de limites véritables à ses investigations. L’âpreté qu’il apporte à l’examen de mes actes, ne prouve-t-elle pas un sentiment sincère ? Elle le prouve, je vous dis. Il se plait à classer en moi les tendances, à les reconnaître, à déplorer. Le pire est qu’il fasse parfois la part des choses. Quand il ne la fait pas, cela ne va pas mieux. J’ai horreur de cette familiarité nécessaire.
Commenter  J’apprécie          30
L’homme fait des enfants par orgueil. Et par une sorte d’orgueil d’une imbécillité remarquable, un vrai sentiment de sauvage, une obscurité incroyable de jugement. Il fait des enfants pour apporter la preuve de sa virilité. Puis cette preuve donnée, il se promène avec elle, il en devient épris. Imaginez un bachelier amoureux de son diplôme. Dans le fond de son cœur, il y a l’ambition sombre des fondateurs de tribus. Ce sont ses couilles que le père adore dans ses enfants. Voilà bien pourquoi il entend que ses enfants lui demeurent. A l’hypocrisie sociale il joint l’hypocrisie érotique. Sa famille est une symbolique et le seul langage sexuel qu’il puisse aujourd’hui supporter.
Commenter  J’apprécie          40

Lire un extrait
Videos de Louis Aragon (146) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Louis Aragon
Retrouvez les derniers épisodes de la cinquième saison de la P'tite Librairie sur la plateforme france.tv : https://www.france.tv/france-5/la-p-tite-librairie/
N'oubliez pas de vous abonner et d'activer les notifications pour ne rater aucune des vidéos de la P'tite Librairie.
Savez-vous quel écrivain a rédigé son autobiographie entièrement en vers ? Romancier et poète…
« le roman inachevé » de Louis Aragon, c'est à lire en pochez chez Poésie/Gallimard.
autres livres classés : histoire de la litteratureVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (14) Voir plus



Quiz Voir plus

Aragon (difficulté moyenne)

Aragon a été journaliste dans un de ces journaux. Lequel ?

Minute
Le Figaro
Libération
L'Humanité

10 questions
144 lecteurs ont répondu
Thème : Louis AragonCréer un quiz sur ce livre

{* *}