La couverture de cet ouvrage de
Bertrand Badie est bien choisie. On y voit en char en flammes dans un paysage désertique. La légende nous dit que cette photo a été prise « à la frontière de lIrak ». Rien nexclut quil puisse sagir dun char irakien détruit par linvasion américaine de mars 2003. Pourtant, cest en deuxième analyse seulement que cette idée vient au lecteur, persuadé de voir un char américain victime dune embuscade de la résistance irakienne, dérisoire symbole de lembourbement de la « puissance » américaine en Irak.
Bertrand Badie ne limite pas son proposa au seul épisode irakien. Cest à une analyse de la puissance dans laprès-guerre froide que ce sociologue des relations internationales, professeur à lIEP Paris, nous invite. Il nous montre que la figure hobbesienne de « lEtat-gladiateur » (p. 7) est aujourdhui périmée. La performance de Mars casqué dépendait de plusieurs facteurs. Il devait « jouer dans une arène unique » : la puissance se mesurait à laune unique de la force militaire. Il devait « ne rencontrer que ses semblables » (p. 94), des Etats comme lui aux pouvoirs homogènes et exclusifs. Il devait enfin, dans un jeu à somme nulle, se mesurer à un ennemi dans un combat dramatique qui donnait un sens à son existence.
Ces conditions ne sont plus remplies. La puissance nest plus exclusivement militaire. Elle se mesure, selon lexpression de Joseph Nye, sur plusieurs « échiquiers » et ses différentes composantes ne sont plus fongibles entre elles. Ainsi en est-il du soft power dont la maîtrise ne garantit pas aux Etats-Unis une allégeance diplomatique universelle : « Lerreur fut de penser que boire ou manger américain, porter des baskets ou des tee-shirts conduiraient le consommateur à acheter la politique avec le reste » (p. 65). Deuxième changement : le système international nest plus stato-centré. La prolifération des Etats, entraînant la multiplication de « Léviathans boiteux » selon les termes de Thomas Callaghy et lémergence dacteurs transnationaux portés par la mondialisation réduisent la marge de manuvre de lEtat. Dernier avatar : la perte de lennemi. « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver dennemi » avait prophétisé Georgi Arbatov, un expert soviétique, en 1988. La disparition de lURSS invalide la dynamique schmittienne dun équilibre entre deux gladiateurs animés dune haine réciproque arc-boutés dans un combat à armes égales (Carl Schmitt, La notion de politique, 1927).
Selon
Bertrand Badie, le gladiateur a cédé la place au cavalier solitaire. Celui-ci se berce de lillusion de sa suprématie : « le retour vers la puissance simple apparaît comme une réaction à lextrême complexité du monde » (p. 100). Alors que sa puissance est en fait démonétisée.
Premier handicap : la puissance nourrit le ressentiment. Certes il nexiste pas encore dopinion publique internationale : mais il existe plusieurs opinions publiques nationales qui sinfluent les unes les autres et qui partagent toutes les mêmes caractéristiques : prendre le parti du fiable contre le fort, critiquer la domination.
Deuxième évolution : les risques ont remplacé la menace. A lennemi unique et menaçant qui donnait sens à la puissance se sont substituées des menaces multiples : prolifération des armes de destruction massive, terrorisme, fanatisme religieux. On peut ne pas être daccord avec lauteur qui affirme que ces menaces ne recréent pas un ennemi capable de restaurer un « équilibre » doté de sens. Mais on ne peut que reconnaître que ces menaces constituent un défi nouveau pour la super-puissance : « le super-gladiateur fait clairement face à des rivaux qui ont perdu tout espoir de le vaincre et qui nont, à ce titre, la possibilité de le défier quen le contestant, en créant un désordre capable de laffaiblir ou en déployant à son encontre des stratégies de nuisance » (p. 116).
Cest le troisième changement, sans doute le plus important : lasymétrie domine le monde. Et les acteurs s y sont rapidement adaptés en modifiant leurs stratégies. Il nest plus question de rivaliser avec la super-puissance. « Il ne sagit plus désormais de gagner mais de faire perdre la puissance hégémonique » (p. 155). le jeu consiste désormais à résister à cette puissance, en défendant son autonomie dans le jeu international par la contestation (France) ou, au besoin, par le chantage (Iran, Corée du Nord).
En sociologue,
Bertrand Badie conclut à la victoire de
Durkheim sur Weber : « le besoin dintégration se substitue à celui de puissance » (p. 280). Les crises de lordre international ne pourront pas être régulées par limposition unilatérale de la force, mais par la gestion multilatérale. Formulé au moment de la réélection de George W. Bush, le pari est provocateur, quoique, sur le long terme, probablement pertinent .