« le passé cogne en moi comme un second coeur »
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« le bonheur est différent dans l'enfance. À l'époque, c'était surtout une simple affaire d'accumulation, d'engrangement de choses – nouvelles expériences, nouvelles émotions – qu'on posait, tels des carreaux vernissés, sur ce qui deviendrait un jour le pavillon merveilleusement achevé du moi. »
Max revient sur les lieux de son enfance, aux Cèdres. le silence de bord de mer évoque en lui les journées de fièvre et le besoin de solitude. Cinquante années se sont écoulées depuis son dernier séjour ici. Malgré le temps, Max n'a jamais oublié. Ni le bungalow, leur résidence de vacances, encore moins le sourire de Grace et la rondeur de ses hanches…
« Quand elle court, sa jupe se gonfle derrière elle et je ne peux détacher mes yeux du renflement noir sur l'apex inversé de son pubis. Lorsqu'elle bondit, elle empoigne l'air, pousse des cris haletant et rit. Ses seins ballottent. À la voir, on est presque saisi d'inquiétude. »
Il avait onze ans, elle avait trois fois son âge.
La mère sexy de Chloé et Miles, ses amis. Fantasme du jeune garçon à peine pubère, il ressentait une forme d'excitation nouvelle et douloureuse à son contact. Projeté dans l'univers du désir comme expulsé du monde de l'enfance. Comment l'oublier... comment oublier le premier amour, les arômes du frisson. Sous les draps, les premières caresses du plaisir solitaire, la découverte de sensations nouvelles en imaginant ce corps de femme, nu, se heurter à la provocation de ses sens.
« Je me représentait le va-et-vient et le frémissement de cuisses halées devant lesquelles un ventre pâle se dérobe alors même qu'il s'abandonne, et j'entendais les gémissements de volupté et de douleur délicieuse mêlées. »
Venu vivre sur « les décombres du passé », Max cherche à retrouver des détails, des parcelles de souvenirs. Sa femme vient de mourir. À travers le tumulte de ses pensées, il arrive à peine à griffonner quelques mots sur le peintre Bonnart dont il doit rédiger une monographie. Entre passé et présent, son âme effleure les pas de Grace. Puis les derniers instants de la vie de sa femme. Cette chambre sombre des soins palliatifs, l'envie de hurler sa colère, sa tristesse et de tout foutre en l'air. Refaire sa vie, mais d'abord y donner un sens...
« Je ne veux pas de sollicitude. Je veux de la colère, des vitupérations, de la violence. Je suis pareil à un type affligé d'une rage de dents qui, malgré la douleur, prend un malin plaisir à enfoncer encore et toujours le bout de la langue dans la cavité douloureuse. J'imagine un poing surgi de nulle part et me frappant en pleine poire, c'est tout juste si je ne sens pas le coup sourd, si je n'entends pas l'arête de mon nez se briser et cette idée me procure un soupçon de satisfaction. »
Avec son très beau roman,
John Banville nous parle de l'amour, celui qui nous amène à nous découvrir soi-même. de l'amour des premiers frissons, et de toutes ces « premières fois », à l'amour qui vous consume. Max est « tombé en amour » comme on tombe d'un précipice. Il cherche à se reconstruire dans le tumulte des eaux, où il réapprend à nager. En apnée, la vie est tel un tourbillon. Elle vous entraine vers le fond avant que vous refassiez surface. Fort de la chute…
« Je suis en deuil et meurtri, j'ai besoin qu'on respecte mes sentiments. S'il existe des répits à long terme, alors voilà ce qu'il me faut. Fiche-moi la paix, lui avais-je crié mentalement, laisse-moi passer discrètement devant les vieux Cèdres injustement dénigrés, devant le Stand Café disparu, les Lupins et le Terrain d'antan, devant tout ce passé, car si je m'arrête, je vais me dissoudre en une flaque de larmes honteuses, c'est sûr. »
Quelle belle immersion au pays de l'enfance, de la perte et du deuil, des réminiscences et de la nostalgie, de l'euphorie, de la « dégringolade inquiétante » mais salvatrice. Un homme souffre. Il boit pour la consolation et la force de l'oubli éthylique. Un jour, il reviendra de ce temps passé, sortira de
la mer et marchera vers le large. Car la vie est devant...
« le silence autour de moi est aussi écrasant que
la mer. »
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